Dimanche 30 juillet 2017 – 17è TO (A)

Homélie du frère Joseph thomas Pini

Dominicain du couvent de Marseile

1 R 3, 5.7-12 ; ps 118; Rm 8, 28-30

Mt 13, 44-52

La pédagogie est, dit-on, d’abord affaire de répétition. Assurément, le Christ est pour nous bon pédagogue, car, dans l’Evangile même, et aussi par l’effet de la répartition liturgique des textes de l’Ecriture sainte, nous avons entendu à plusieurs reprises, et par étapes, les « paraboles du Royaume » qui forment l’essentiel du chapitre 13 de l’Evangile selon saint Matthieu. Avec un souci très pédagogique, mais probablement sans illusion sur la fermeté et l’exactitude de la réponse, Jésus demande bien à Ses auditeurs, à la fin de notre péricope, s’ils ont compris, et nous-mêmes peut-être, qui sommes aussi et évidemment concernés, sourions-nous à leur réponse affirmative.

Car cette pédagogie de répétition et de multiplication d’images et analogies diverses, aussi concrète, patiente et juste que l’est la Révélation tout entière, n’est que la réponse aimante de Dieu à la lourdeur de notre esprit, à l’engourdissement de notre cœur, et à notre lenteur à comprendre que le Seigneur pointe, à plusieurs reprises en particulier dans l’Evangile de Marc ; ainsi, et autant que notre cœur ne s’ouvre pas suffisamment à l’accueil de la Sagesse de Dieu en Jésus Christ, recevons-nous aussi l’enseignement par paraboles comme un appel à notre conversion (cf. Mt 13, 10-17 reprenant Is 6) et autant que nous pouvons l’entendre (cf. Mc 4, 33). Mais ce sont aussi l’importance et la profondeur du mystère du Royaume de Dieu que Jésus annonce et prêche sans relâche qui justifient la bienveillante insistance. Mystère d’accès difficile pour les auditeurs de Jésus. Ce qui est assez évident pour nous l’était encore peu pour nombre d’entre eux : le « royaume » de Dieu n’est pas, n’est plus, ne sera pas un royaume terrestre, celui de l’Israël historique marqué par bien des limites, qui a connu tant d’accidents et pour qui l’institution royale, arrachée à Dieu (cf. 1 Sm 8), s’est, à de notables exceptions près, montrée décevante même si sa perfection attendue annonçait la royauté du Christ ; c’est fondamentalement de la seigneurie de Dieu qu’il s’agit. Mais nous-mêmes, depuis les origines du christianisme, avons aussi notre difficulté : notamment celle de savoir et de comprendre si le Royaume prêché par Jésus est advenu ou à venir, ce qui a tourmenté les premiers chrétiens à qui Paul s’adresse, à plusieurs reprises, à ce sujet, et ne semble pas ressortir clairement des paraboles elles-mêmes, ou bien de manière apparemment contradictoire avec d’autres paroles du Christ. Pour nous faire avancer dans l’intelligence du mystère, le Seigneur utilise donc cette succession à première vue disparate d’images, et sur ce mode, caractéristique en Matthieu, de l’analogie et de la métaphore (« comme », « semblable à … »), propre à nous faire aussi comprendre que la « logique » du Royaume est inscrite dans le dessein même et l’ordre de Dieu.

De tout ce que nous révèle le Christ, ressortent, au fil des paraboles, quelques lignes principales. Tout d’abord, la puissance et la croissance du Royaume sont irrésistibles (ce qu’évoquent en particulier les « paraboles de croissance »), et ce que Dieu a fixé adviendra en son temps selon Sa volonté. Par ailleurs, la valeur et la grâce du Royaume sont démesurées (le levain, la graine de moutarde), et appellent aussi le don et la générosité sans mesure. Puis ressortent aussi les traits apparaissant plus spécifiquement dans les paraboles de ce jour : tout d’abord celui de l’universalité du Royaume, à l’image du filet ramenant toutes sortes de poissons, du champ unique de croissance simultanée du blé et de l’ivraie, comme de la salle des noces dans laquelle entrent tous ceux trouvés sur les chemins et aux carrefours alors que les premiers invités ont décliné l’invitation (cf. Mt 22, 1-10 ; Lc 14, 15-24). Ensuite sa radicalité : celle qui conduit et demande à se dépouiller complétement pour acquérir un trésor, et aussi à prendre des risques dans la confiance, l’une et l’autre attitudes accomplies éminemment et en perfection dans le Christ.

Nous pouvons alors tirer quelques conclusions, alors que s’achève cette série particulière de paraboles matthéennes. Et, comme il s’agit d’un règne, prêter attention à la fois à la loi interne, en nous, du Royaume et à sa manifestation dans le monde. En premier lieu, ce Royaume est bien pour tous. Quel que soit notre état, nous sommes appelés à la même réponse totale au don total de Sa vie que Dieu nous accorde en Son Fils et par Son Esprit : la perle ou le champ acquis en laissant tout ne concerne pas que les consacrés, mais aussi tous ceux appelés à vivre ainsi leur union matrimoniale, et plus largement leur baptême quelles que soient leur vocation et la tâche à laquelle ils sont appelés. Dans le monde, cette universalité porte évidemment une exigence impérative pour nous : que le Règne de Dieu en Jésus-Christ soit annoncé à tous les hommes.

Ensuite, la puissance irrésistible du Royaume doit nous garder confiance dans l’adversité et le doute, mais aussi doit fixer notre attention sur l’accomplissement final de la volonté de Dieu dans Sa justice. Il y a un tri : celui des poissons une fois le filet tiré à terre, celui du bon grain et de l’ivraie, celui des convives attirés dans la salle du banquet et qui n’ont pas de vêtement adéquat (cf. Mt 22, 11-14). Le semeur du début de Mt 13 est aussi le moissonneur. Mais ce jugement, ce tri, ils adviennent ici et maintenant, « le moment favorable, le jour du salut » (2 Co 6, 2), et le « jugement de ce monde » a déjà commencé avec la venue même du Fils de l’homme et la proclamation de Son Evangile, et la venue de l’Esprit (cf. Jn 5, 31-47 ; 12, 37-50 ; 16, 8-33). Dès lors, d’une part nous avons à entreprendre, chaque jour dans la lumière de l’Esprit, le tri que la justice de Dieu achèvera et scellera au jour de notre jugement particulier, et à celui du Jugement final. D’autre part, la vie selon l’Evangile n’est pas une option de vie parmi d’autres, se signalant par sa générosité et sa bonhomie (puisque le bienveillant vieillard que serait le Père pardonnerait finalement tout) : elle appelle le don radical, et un « oui » qui soit un « oui » (Jc 5, 12 ; cf. 2 Co 1, 19) ; pour le chrétien en premier lieu, la question n’est donc pas tant ce qu’il pourrait devenir que d’être désormais ce qu’il est, et ainsi en va-t-il de tout homme. A l’égard du monde, cette puissance irrésistible du Règne de Dieu, tout entière incluse et accomplie dans la venue de Son Fils pour nous sauver, fait que nous ne pouvons évidemment démissionner de ce monde, si dur, décevant et déroutant soit-il, pas que nous ne pouvons nous compromettre avec son « esprit », de sorte que la contradiction est pour nous le lot, celui du Maître dont les disciples suivront, ici aussi, le chemin. Il est significatif que la série de nos paraboles soit encadrée, d’un côté par la proclamation déroutante de Jésus sur sa vraie parenté face à une possible opposition de sa famille (Mt 12, 46-50), et le mauvais accueil qui Lui est réservé à Nazareth (13, 53-58).

Enfin, l’œuvre de Dieu s’opère de manière décisive aussi dans et par notre œuvre. L’image du filet et de la pêche n’est pas fortuite chez l’Evangéliste qui connaît très bien le métier des premiers Apôtres appelés et les paroles de Jésus à cette occasion (cf. Mt 4, 19 ; Mc 1, 16-20 ; Lc 5, 1-11). C’est par notre amour les uns pour les autres dans le Christ, et à notre manière d’imiter le Christ en Le suivant et de rendre témoignage à Sa vérité que l’amour de Dieu se révèle et Sa gloire se manifeste. Même le temps, cette question si angoissante et déroutante pour nous, et celui du retour glorieux et de la consommation des siècles, change de perspective et devient miséricorde, patience de Dieu pour que vienne à maturité en nous et dans le monde Son Règne.

Le neuf et l’ancien que le scribe devenu disciple tire de son trésor, celui de l’Ecriture et de la Sagesse (cf. le portrait auquel il est fait écho ici, en Si 39, 1-11 ; les références sapientielles sont évidentes dans la perle et le trésor), ne sont alors pas des pages anciennes coexistant avec de nouvelles, ou le monde nouveau greffé sur l’ancien (cf. Mt 9, 16-17 ; Mc 2, 21-22 ; Lc 5, 36-39 , mais le « neuf dans l’ancien », la révélation de ce qui était caché (cf. Mt 10, 26 ; Lc 8, 17). La prière de Salomon (cf. aussi Sg 9) qu’agrée le Seigneur n’est-elle pas celle de la sagesse pour aujourd’hui dans la fidélité ? Et n’est-il pas tout à fait normal que ce « neuf » de l’Evangile soit dans le Verbe éternel, Sagesse de Dieu d’avant les siècles et qui Se révèle ? C’est Lui qui, véritablement, fait de chaque jour, en Lui, le jour nouveau, où nous sommes régénérés pour vivre en fils du Royaume, Lui qui fait « toutes choses nouvelles » ? (cf. Is 43, 18-19 ; Ap 21, 1-7)