homélie du 26e dimanche du TO, frère Marie-Augustin LAURENT-HUYGUES-BEAUFOND

 

Frère Marie-Augustion LAURENT-HUYGUES-BEAUFOND

Le cadre de cette parabole, c’est Jésus qui s’adresse à l’élite, religieuse et politique, de son temps : les grands prêtres et anciens du peuple. Au moyen de cette parabole, il les invective quant à leur lenteur à croire, à comprendre la Bonne Nouvelle. Et il le fait sans subtilité : il explique qu’il parle bien de la prédication de Jean-Baptiste, avant même de parler de la sienne.

Cette affaire de dire oui du bout des lèvres pour ensuite ne pas faire ce qu’on a dit nous invite à regarder comment fonctionne notre cœur, ou notre cerveau plutôt, et pourquoi il y a un tel écart entre ce que nous sommes prêts à faire, et ce que nous faisons effectivement. Entre notre désir, notre intention, et de l’autre côté notre action. Pensez par exemple aux fameuses « bonnes résolutions » qu’on prend pour précisément ne pas les tenir : pourquoi ? Pourquoi fait-on cela ?

Pour Dieu, le vouloir et l’agir, c’est très simple : il parle et cela est. Il commande, et cela survient. Il n’y a pas de décalage, en Dieu, entre son désir, sa pensée, sa volonté, et son action. Tout cela est un, c’est la même chose. Mais pour nous, il y a toujours du « retard à l’allumage ». Notre désir, notre volonté, notre projet, notre action, nous les vivons dans le temps, de manière séquentielle. C’est une évidence, mais c’est important. Le moindre acte que nous posons s’inscrit dans un instant précis ; en général, ce n’est jamais « aussitôt dit, aussitôt fait ». Croire que le désir, la manière de commander, vont tout de suite entraîner la solution et l’activité conséquente, c’est une erreur, c’est du volontarisme. Il y a toujours un laps de temps entre le moment où je prends la décision, ou du moins où je l’exprime et le moment où, revenant sur cette décision, je me dis : « Je fais » (et j’y vais, je le fais) ou bien : « Je ne fais pas » (et du coup, je ne le fais pas).

Pourquoi ce décalage ? Demandez-vous à quoi vous dites oui, quand vous dites oui à quelque chose ou à quelqu’un. En fait, quand on dit oui, on dit oui à ce qu’on a compris de la chose ou de la demande. On ne dit pas oui à quelqu’un, mais on exprime qu’on a déjà mis en branle un processus dans sa tête où on projette comment on va faire la chose, comment on va faire pour répondre à la demande. Autrement dit, le premier mouvement de l’adhésion, quand je dis oui, c’est un mouvement qui dépend totalement de mes idées, de mes représentations, de ma manière de penser, de mes rêves ou de mes illusions. On commence toujours toutes nos décisions par se projeter, imaginer, rêver : tout commence toujours par « bâtir des châteaux en Espagne ». C’est une donnée fondamentale du désir humain que de se représenter, d’imaginer, de projeter les choses auxquelles on adhère, même si d’autres nous les proposent. On se représente les choses dont on nous parle, et à partir de là, de manière intuitive, on dit oui, ou non. Mais c’est une affaire avant tout de représentation, et d’imagination. Et c’est seulement ensuite, a posteriori, qu’on rationalise nos choix.

Pensez au cas de l’amour. Même si c’est toi que j’aime, le « toi » que j’aime, n’est pas exactement ce que tu es, il est ce que j’imagine que tu es. Il y a toujours ce hiatus entre la manière dont je me figure ou je me représente les choses, et les choses telles qu’elles sont. Nous sommes toujours plus branchés sur le rêve et la projection de nos désirs que sur le réel, objectif et rationnel. Regardez les enfants, qui passent un temps infini à jouer. Que font-ils quand ils jouent ? Ils rêvent qu’ils sont autre chose que ce qu’ils sont. On joue à la marchande, on joue à la maman avec la poupée, on joue au policier…etc. Sans arrêt, nous projetons, cela fait partie de notre nature, de notre fonctionnement.

Et puis, vient le moment d’agir. Et là, c’est une autre affaire. Au fur et à mesure que ça mûrit dans mon cœur, tout à coup, par le fait d’approcher du moment de l’engagement dans l’action, je m’aperçois qu’il y avait une bonne partie de rêve et de manque d’appréciation de la réalité. C’est l’un des aspects les plus dramatiques de notre existence, car tant qu’on vit dans le « il n’y a qu’à », « il suffit de », sans le vouloir, on est en train de nier la réalité, par exemple par surestimation de soi. C’est précisément entre le moment du oui (ou du non) et celui où la réalité se présente à moi telle qu’elle est que, tout à coup, va s’opérer une sorte de transformation : « Je n’aurais jamais dû dire oui » ou bien au contraire : « Qu’est-ce que je suis bête d’avoir dit non ! »

Toutes nos décisions, les plus fermes, les plus profondes, sont mesurées par ce processus, qui au moment d’agir peut nous faire hésiter ou douter. C’est sans doute pour cela d’ailleurs, grâce au temps qui fait mûrir l’esprit, qui fait mûrir mon action par rapport à mon désir, c’est grâce à cela qu’il y a de la place pour le repentir. C’est pour cela que les pécheurs savent finalement mieux ce qu’est le repentir – aller travailler à la vigne que ceux qui ne se croient pas pécheurs.

Dans toutes les décisions humaines, nous avons du mal à accéder à la réalité qu’elle engage sur nous. La plupart du temps, quand nous voyons quelque chose nous arriver, nous avons des réflexes d’échappatoire. Et en réalité, avec le Royaume de Dieu, c’est d’une certaine façon pire encore. A partir du moment où on nous propose d’être un saint, d’avoir une vie spirituelle approfondie, des comportements édifiants, religieux, généreux, nous sommes toujours d’accord. Qui pourrait ne pas l’être ? Quel noble désir, quelle perspective vertueuse, tout le monde est pour ! Mais à partir du moment où nous nous apercevons que nous n’avons pas compris parfaitement la nature de ce qui nous est demandé, que nous projetons des choses qui ne sont pas toujours le projet de Dieu, que c’est Dieu qui nous le demande peut-être différemment de ce que voudrions, alors ou bien on a envie de rester sur nos positions et de continuer nos rêves de sainteté, de générosité mais sans les réaliser, en continuant à être médiocres, ou bien vraiment on se rend compte du fait que face à la proposition du Royaume, il faut commencer par faire le vide par rapport à tous les rêves que l’on pouvait avoir pour commencer à adhérer vraiment à ce que Dieu nous propose réellement. Notre désir du Royaume, notre aspiration à la sainteté, doit sans cesse être purifiée, renouvelée par Dieu lui-même. Nous le savons bien tous sur notre chemin de sainteté. Les consacrés le  savent bien : les raisons pour lesquelles on reste dans la vie religieuse ne sont pas forcément celles pour lesquelles on est entré (il y a une purification/conversion du désir dans les premières années de la vie religieuse.) Dans le mariage idem, où il faut à nouveau chaque jour son conjoint pour ce qu’il ou elle est réellement, et pas comme je le rêve ou comme je la vois.

C’est peut-être ce qui explique pourquoi les publicains et les prostituées comprennent mieux ce qu’est le Royaume, et y ont la première place : parce qu’ils sont allés au bout de leur rêve, ils ont épuisé jusqu’à l’absurde leur rêve et leur faux projet, ils n’ont plus de rêves, qui se sont révélés décevants, et ils n’ont plus qu’un désir immense, désormais sans illusions, un désir que seul Dieu peut combler : il suffit de Le laisser simplement agir en nous par sa grâce. Et c’est peut-être ce qui est le plus bouleversant. Le pécheur ne mérite pas notre condescendance, ou une certaine distance, mais en réalité, à cause de la confrontation avec toutes les difficultés de la vie, avec tous les ennuis, cette personne ne se fait plus d’illusion sur elle-même ; elle comprend qu’il n’y a qu’une chose à faire, accepter la réalité du Royaume de Dieu telle qu’Il nous la propose, et non telle qu’on la rêve.

C’est un texte terrible, encore plus terrible pour nous aujourd’hui peut-être que pour les pharisiens, parce qu’aujourd’hui, nous adoptons souvent une sorte de réflexe de chrétiens qui se targuent d’être restés chrétiens par rapport à tous ces gens qui ont déserté les églises, par rapport à la chute de la pratique religieuse… Et alors ? Cela ne justifie rien, n’explique rien. La Bonne Nouvelle n’est pas seulement une fenêtre sur les autres, sur le monde, mais un miroir pour se regarder soi-même. Le vrai problème, aujourd’hui encore, est de savoir ce que nous répondons à Dieu qui nous propose son Royaume. Que voulons-nous ? Le cuisiner à la sauce de nos rêves ? Ou bien l’accepter, pur et cru, tel qu’il est, pour nous engager à la suite de la parole de Dieu, et essayer de nous laisser transformer par le Royaume qui nous est proposé ?

Dimanche 27 Septembre 2020

26ème du temps per annum – Année A

Frère Marie-Augustion LAURENT-HUYGUES-BEAUFOND

Ez. 18, 25-28; Ph. 2, 1-11; Mt. 21, 28-32