Frère Bernard Senelle, OP

Jn 18, 1-19, 42

Nous venons d’entendre le récit d’une tragédie, d’une histoire violente et haineuse et nous pourrions être tentés de nous écrier : « Cela suffit avec ce que nous vivons, et entendons habituellement ! » Tout peut nous revenir à l’esprit et au cœur : nos souffrances, celles de nos proches, ceux qui tuent et pensent rendre un culte à Dieu, la situation internationale avec ses luttes de pouvoirs, le monde qui marche sur la tête, l’Eglise qui ne présente pas toujours le meilleur visage. On pourrait en oublier l’essentiel et nos raisons de vivre: le désir et peut-être le droit d’être heureux. Nous sommes là durant ces jours pour reprendre souffle et célébrer ensemble le poids d’éternité de chacun des instants de notre vie. La Passion du Seigneur nous rappelle s’il en était besoin que notre chemin passe par la croix, qu’il n’est pas une marche triomphale et qu’en tout cas, même si nous tombons Dieu vient à notre rencontre. En silence, Il nous accompagne pour nous faire entrer dans son mystère par le porche de l’espérance : le pire peut arriver mais je ne serai pas abandonné.

Frères et sœurs, si aucun évangile n’aborde le mystère de la mort de Jésus de la même manière, c’est parce que chacun d’entre nous le reçoit selon ce qu’il est, selon son histoire et la saison de son existence. En tout cas, nous ne sommes pas seuls sur la route et c’est une des dimensions importantes de la célébration de ce jour. Nous sommes  les uns avec les autres parce que lorsqu’on porte quelque chose de lourd, il faut pouvoir en parler à quelqu’un, être avec d’autres même dans le silence respectueux  du mystère du frère et de la sœur. Le Vendredi Saint nous met en communion avec celles et ceux qui n’avancent plus.

Nous implorons Dieu, nous vénérons le bois de la croix, nous communions avec toutes celles et ceux qui sont proches de la mort, qui vivent des épreuves et de souffrances physiques, morales ou psychologiques. Trahison, fuite, reniement, abandon, tous les ingrédients du malheur sont traversés par Jésus. Outragé, il n’a pourtant qu’un mot et il est à l’intention du bon larron : « aujourd’hui, tu seras avec moi en paradis. » Il réagit en remarquant et en proclamant la sainteté de l’autre. La croix est le lieu de la première canonisation.

Nous prierons longuement avec toute l’humanité, pour ceux qui croient au Christ comme pour ceux qui confessent une autre religion. Nous invoquerons notre Dieu pour ceux qui n’y croient pas car aucune situation humaine ne doit être ignorée par le disciple du Christ. Si nous ne sommes que pour nous, qui sommes-nous ?  Jésus prend le monde par en-dessous, à plein bras et l’offre au feu de l’Esprit qui purifie.

Mais il y en a trop et il n’en peut plus. Alors il supplie son Père de pardonner car il n’en a plus la force : « Père, pardonne-leur. » Mais personne n’a pu enlever à Jésus sa profonde dignité et en lui  se rend visible la misère de tous ceux qui qui sont frappés, anéantis et qui attendent.

Marie est le témoin silencieux de ce malheur avec le disciple bien-aimé. Toutes les foules qu’il a rencontrées crient « Crucifie-le ! », les disciples renient, tout respire la violence. C’est aussi en nous que cela se joue et Dieu nous supplie : «  Que t’ai-je fait ? En quoi t’ai-je contristé, réponds-moi. Tu dis que je ne fais rien, mais tu te trompes. Je t’ai fait toi. » Alors c’est à nous qu’il incombe de communiquer la bonté au monde, et d’allumer une lampe au milieu des ténèbres indestructibles. C’est sans haine, sans colère que Jésus traverse l’horreur car il ne cesse d’aimer et c’est le seul moyen de laisser à Dieu une place en nous et au milieu de nous. « Pas un mot à l’encontre de l’assassin, nous disait-on à propos de Marielle Beltrame, pas un propos sur le terrorisme, sur les fichés S, sur l’État qui… les politiques que… Rien contre. L’immensité du bien semble avoir pris, dans de tels cœurs, toute la place disponible. » Le mal est là, il n’a pas disparu, mais il n’est plus notre maître.

Par l’amour, il permet la rencontre : après le déchaînement de la fureur, se lève enfin la douceur de ceux qui attendent et croient aux promesses de Dieu. Durant la vie de Jésus, nous les avions surtout rencontrées à travers les gens simples. A travers Joseph d’Arimathie et Nicodème, nous rencontrons deux personnages influents : ils ont ce  cœur simple qui rend capable de vérité. Par eux, la résurrection s’annonce, les cœurs vont se retourner, la vie va renaître