Solennité de saint Dominique, 8/8/2018, homélie du frère Philippe JAILLOT, OP

Chères sœurs moniales,

Cher Monseigneur, chers frères et sœurs,

 

Du sel épuisé qu’on voudrait resaler…

Voici l’image qui a retenu mon attention en cette fête de saint Dominique.

A cause de son caractère ambigu pour évoquer la sainteté.

Nous avons vite tendance à voir les saints comme des self-made-man : des hommes qui se seraient bien resalés pour devenir parfaits. Et intérieurement, nous les canonisons comme des surhommes. Or c’est par la grâce de Dieu qu’ils sont saints, et c’est le même appel gratuit pour chacun de nous.

 

Mais l’ambiguité de l’image d’un sel émoussé qu’on voudrait resaler m’a tout spécialement travaillé à cause de discussions récentes entre frères, autour d’une question éthique.

Qu’y a-t-il derrière cette image du sel qu’on voudrait resaler et qui semble parler de notre humanité ?

Le Maître de l’Ordre des dominicains a encouragé un de nos frères, Eric Salobir, à travailler sur la question du transhumanisme.

 

Question qui s’amplifie sans que nous n’en mesurions vraiment la portée, me disait le frère Eric. On voudrait augmenter les hommes dans leurs capacités physiques, mentales et intellectuelles par des moyens techniques, par la robotique, par l’intelligence artificielle. Les penseurs transhumanistes expliquent qu’il ne faudrait même plus les appeler des humains, mais des « posthumains ». Dans la pensée transhumaniste, la souffrance, la maladie, le handicap, le vieillissement ou la mort subie sont indésirables pour la condition posthumaine.

Si la banalisation de l’avortement et les lois sur la PMA et la GPA sont de vrais motifs d’inquiétude au regard de l’éthique et de l’anthropologie chrétiennes, ce qui s’annonce avec le transhumanisme devrait nous conduire à une préoccupation dix fois plus grande, estime le frère Eric.

 

Alors je me suis laissé surprendre par Jésus qui alerte ses disciples. Il bouscule l’être humain : vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel devient fade, s’il se dessale, avec quoi sera-t-il à nouveau salé ?

Vous sentez-vous salés, frères et sœurs ? Assez salés ?

 

Pensez-vous que les transhumanistes voient dans les technologies nouvelles une manière de resaler l’être humain qui arrivait à son épuisement de force et de goût ?

 

Qu’est-ce que Jésus peut bien nous dire avec une image pareille : il faut resaler le sel !?  Il laisse entendre, cependant, que ce n’est pas possible.

Pas à pas, regardons de plus près trois aspects de cette image.

 

Premièrement, il est question de fadeur. Dans l’Evangile, pour exprimer que le sel devient fade, le verbe est formé à partir de l’adjectif grec « moros ». Ce même adjectif sert ailleurs pour désigner une certaine folie. L’évangéliste Matthieu l’utilise pour parler de l’homme insensé qui, alors qu’il connaît les conséquences, bâtit sa maison sur le sable. Ou encore, il l’utilise pour évoquer les vierges folles de la parabole, elles ont mis une limite à leur désir en ne se donnant pas les moyens de l’accomplir. Saint Paul, lui aussi, exhorte à repousser les discussion folles et inutiles qui font naître des querelles. Bref, l’adjectif moros renvoie à un certain vide, un affaissement des capacités humaines. Un homme moros est quelqu’un qui a perdu le sens des choses, qui perd le sens de ce qu’il pourrait être et qui perd le sens de sa vie.

 

Un être humain peut-il perdre la conscience de ce qu’il est ? Peut-il perdre le goût de sa condition ? Peut-il ne plus rien trouver d’intéressant à ses contemporains ? Un homme peut-il se laisser jeter dehors de l’existence, comme s’il n’avait plus rien à donner ?

 

Le transhumanisme veut refaire une humanité valable et avantageuse, la posthumanité. En cela, il y a eu bien des précurseurs, même avant que les progrès des sciences ne rendent possible ce rêve des humains, ou de certains humains. Au XVe siècle, le philosophe humaniste Jean Pic de la Mirandole appelait l’homme à « sculpter sa propre statue ». Se faire son propre créateur. Susciter une nouvelle humanité pour cette terre.

 

Deuxièmement, il est question de terre. Lorsque Jésus dit : vous êtes le sel de la terre, il crée un parallèle avec la lumière du monde, qui sonne comme une sentence solennelle et apparemment générale. Mais l’expression « sel de la terre » me semble plus terre-à-terre que cela, si je puis dire. Le mot terre, qu’utilise Jésus, ne renvoie pas forcément à la planète, à l’ensemble de la création. On peut traduire l’expression ainsi : « Vous êtes le sel du pays ». Le mot grec utilisé, « gé », que l’on trouve dans « géographie »,  peut correspondre à la terre par opposition au ciel. Mais ce même mot va pouvoir renvoyer à un secteur, une région de la terre. La terre qui est sous nos pieds, le lieu de notre habitation, la terre où l’on se trouve. La contrée qui est notre territoire.

Je fais le choix de cette acception du mot, car juste avant, dans une des béatitudes, Jésus utilisait déjà le même mot : « heureux les doux, car eux, ils hériteront la terre », ils auront un pays à habiter. On trouve cela encore plus clairement quand Jésus dit : « Et toi, Bethleem, terre de Judas » ou pays de Judas ; ou encore, avec le même mot, « pays de Zabulonpays de Nephtali… »

Ce sel aurait donc un impact de proximité, frères et sœurs. Du goût pour ici et maintenant.

 

Troisièmement, il y a la façon dont Jésus s’adresse à ses interlocuteurs. Il très direct avec ses auditeurs, pour leur faire entendre ce qu’ils sont. Chose rare et peut-être unique dans l’Evangile. Nous avons plus en tête ces nombreux moments où Jésus dit « Je suis », dans l’Evangile selon saint Jean, ce qui est caractéristique de la façon dont Dieu se révèle à nous.

Ici, il dit : « Vous êtes… ! » L’impact devait être fort pour ceux qui l’écoutaient sur la montagne. Mais nous ne pouvons esquiver, nous-mêmes, cette adresse de Jésus.

Lui, il nous dit qui nous sommes ?

Par sa formule, nous nous sentons tous visés et il nous vise tous. Et nous entendons Jésus nous dire : arrêtez de « psychoter ». Etres humains que vous êtes, je peux dire à chacun, personnellement, ce qu’il est, et la responsabilité qui lui revient. Je te dis, je vous dis : vous êtes sel, vous êtes lumière, à chacun de voir comment, sans quoi vous allez perdre le goût du sel et vous n’allez rien éclairer du tout.

 

 

Que faire, à présent, avec ces trois formulations que l’on trouve dans l’Evangile de la fête de saint Dominique ?

Les articuler, pour laisser Dominique nous stimuler dans notre mission de baptisés et de dominicains.

 

Saint Dominique répondit à l’urgence d’une société en crise, et en tout cas, en évolution. Un monde, notre monde aujourd’hui, où certains humains s’éprennent d’une ferveur de transhumanisme nous porte à parler de crise aussi. Et vous me direz sans doute trouver d’autres raisons de parler de crise !

Parmi les fondements du projet de saint Dominique, il y avait les Constitutions de 1216. Dès le début, elles signalaient que « notre Ordre a été spécialement institué pour la prédication et le salut des âmes et que notre effort doit tendre, par principe, avec ardeur et de toutes nos forces à nous rendre capables d’être utiles à l’âme du prochain ».

Cet effort est-il un essai de resaler le sel ?

 

Utiles à L’ÂME du prochain ! Comme s’il nous disait aujourd’hui : où en est votre âme ? Où en est votre vie spirituelle ? Êtes-vous dans la folie du vide (l’adjectif grec moros) ? Êtes-vous comme un sel dessalé ? Dommage, si c’est le cas ! Vous aurez à re-susciter le sens en bien des gens qui ne voient plus en eux la beauté de l’acte créateur de Dieu et qui ne connaissent pas plus l’amitié de ce même Dieu comme fondement de leur humanité. Et certains veulent être posthumains… ? Pour être auto-construits ? Pour être amis de qui ? Pour justement n’avoir de dette d’amour envers personne et effectivement n’être plus humains. Par folie, par dépit, par peur ? Dominique était peut-être comme une âme bien née, mais en tout cas il était comme une âme entretenue par le sens de la rencontre, par la sainte Ecriture et la prière : Dominique aimait tout le monde et tout le monde l’aimait et encore, il parlait de Dieu ou à Dieu.

 

Utiles à l’âme du PROCHAIN, pensait Dominique. Où est votre prochain ? Car vous êtes en un lieu, vous avez un environnement, vous habitez un pays avec d’autres. Vous n’êtes pas un concept de chrétien, de catholique, de moniale dominicaine, de laïc, de sœur ou de frère dominicain, interchangeable et valable pour l’humanité entière. Ne cherchez pas d’abord une identité opposable à d’autres. Vous êtes unique, posé ici ou là et vous vous adressez d’abord à des uniques, posés là où vous êtes. Si vous êtes salé, vous êtes sel auprès de celui qui est ici, qui vient à vous, et de celui qui est là, vers qui vous allez décider d’aller.

Nous sachant aimés de Dieu, salés du goût de Dieu, humains car entrainés par l’appel de Dieu, notre mission est d’avoir envie de vivre tout cela et dès que possible de le dire. Vivre salés quand bien même autour de nous beaucoup auraient perdu le goût. Vivre salés, en ce pays où vit notre prochain. Vivre salés au sein de notre communauté, dans notre famille, en notre diocèse, en nos lieux où le sel de tant de gens, mystérieusement, est menacé de s’affadir. Dominique nous est connu comme un homme qui sut se poser. Pendant une nuit, à parler à la table d’un aubergiste. Pendant plusieurs années au pays de Fanjeaux. Parlant et rencontrant, lorsqu’il fallait le faire sur le chemin de ses périples. Attentif aux frères et aux sœurs, à Prouilhe, à Toulouse, à Saint Sixte, à Bologne.

 

UTILES à l’âme du prochain ? L’utilité renvoie à ce qu’il faut faire, comme des instruments et des machines performantes. Y a-t-il risque d’une tentation transhumaniste ? Dans une lettre reçue hier, le Maître de l’Ordre soulignait combien la notions d’utilité était chère à saint Dominique qui emploie souvent le mot.

Mais n’est pas utile que celui qui agit. Il y a l’utilité du serviteur quelconque, comme l’Evangile nous le dit ailleurs. Sois ce que Dieu te fait être et ainsi sois toi-même. Sois un homme d’accueil dans un environnement qui s’est replié sur lui-même. Sois un être humain humblement fidèle au Christ et à ses valeurs dans un environnement qui s’est résolu à choisir d’autres valeurs. Sois un croyant parmi des gens qui préfèrent se méfier de ce qui les engage trop. « Vous êtes… », dit Jésus. Et cela fait de vous des Evangiles vivants. « Vous êtes », dit Jésus, et cela vous rendra attentifs à ceux qui ne reconnaissent pas ni n’acceptent ce qu’ils sont :

 

des êtres humains fragiles, rendus forts par l’incarnation du Fils de Dieu ;

des êtres humains mortels, rendus vivants par la résurrection du Christ.

 

Saint Dominique, qui portait avec lui l’Evangile de saint Matthieu, a entendu Jésus lui dire : « Vous êtes… » ; « Tu es… ». Lui qui entendit le Christ lui redonner l’être, et la raison d’être, la dignité et l’élan de la vie, le rayonnement et le recueillement, sut-il transmettre cela à ses frères et sœurs ? Je me réinterroge à chaque fois là-dessus, dans la frustration qu’il ne nous ait laissé les mots de sa prédication. Mais sainte Catherine de Sienne en fut convaincue, disant que « la voix de la prédication de Dominique est encore entendue aujourd’hui et continuera à être entendue », dans la parole de celles et ceux qui le suivent.

 

 

Dominique fut un homme salé, selon les traits que j’en ai tirés aujourd’hui. En jouant avec les mots, je dirais qu’il fut un transhumant : celui qui fait sa transhumance dans les pays du monde, celui qui traverse les pays. Et il fut un transhumain au sens strict : celui qui passe au travers de la réalité humaine, celui qui s’intéresse à l’homme, celui qui s’adresse à tout être humain et à tout l’être humain sans rejet d’un aspect de l’humanité. Il fut en cela fidèle à son maître et Seigneur, Jésus, son Dieu, sa miséricorde.

Dominique fut un homme de la réponse à l’urgence. Un homme de la présence à l’Eglise du Christ et à la complexité de son temps. Puisse-t-il nous donner envie d’être comme lui, humain devant notre Dieu. Puissions-nous à notre tour permettre cela à ceux qui sont inhumains, à ceux qui sont traités comme étant moins qu’humains, à ceux qui rêvent d’être post-humains. Amen.

 

Mt 5, 13-19