L’Ascension du Seigneur, homélie du frère Sylvain DETOC, op

L’Ascension, ou « la question de lieu »

Quand on apprend une langue, vient toujours le moment où l’on trouve un chapitre qui porte sur « la question de lieu ». « Où suis-je ? Où vais-je ? D’où viens-je ? » Ces questions, et les réponses qu’on y apporte, il faut effectivement apprendre à les formuler, avec le génie propre de chaque langue.

C’est une peu ce chapitre de la langue chrétienne que la liturgie de l’Ascension nous invite à ouvrir. «  est-il ton Dieu » (Ps 41, 11), demande l’incroyant ; et le croyant répond, plus ou moins convaincu, « il est… au ciel » (« Notre Père qui es aux cieux… »). De même, à la question « Où est-il, Jésus ? », nous répondrons tout à l’heure, en récitant le Credo : « il est monté… aux cieux, il est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant ».

Ce « ciel » où Jésus s’en est allé, où est-il ? Au-dessus de nos têtes ? Ce n’est pas clair. Rien que le fait de savoir « d’où » Jésus est parti, « d’où » il s’est élevé, n’est pas clair non plus. Matthieu nous parle d’une montagne de Galilée, plusieurs jours après Pâques (il y a plus d’une centaine de kilomètres entre Jérusalem et la Galilée !). La Galilée, c’est aussi là que Jean situe la dernière rencontre avec le Ressuscité, sur le bord du lac de Tibériade. Mais Marc raconte que c’est le soir même de Pâques, au milieu des Apôtres réunis au Cénacle, que Jésus est monté au ciel. Luc, enfin, parle de Béthanie, dans la proche banlieue de Jérusalem, le soir de Pâques également ; et dans les Actes, que nous avons relu en première lecture, il précise que c’était au cours d’un repas, mais, cette fois-ci, il indique que c’était quarante jours après Pâques. En somme, si on cherche à répondre aux questions « Où » et « Quand » à la manière d’un enquêteur de police, on risque d’avoir bien des difficultés !

Mais peut-être n’est-ce pas cela que les témoins du Ressuscité ont voulu nous transmettre. Posons la question autrement. Là, maintenant, où êtes-vous assis ? Les moniales qui sont devant moi répondront : nous sommes « dans » la chapelle, « dans » le monastère des dominicaines, « dans » le quartier situé au croisement de la rue Gambetta et du boulevard Carnot, « dans la ville » de Dax, « dans » le département des Landes, « dans » la région qu’on appelle « la Nouvelle Aquitaine », « dans » le sud-ouest de la France, en Europe… sur la planète terre… « dans » le système solaire… lequel appartient enfin à l’une des milliards de galaxies contenues « dans » notre univers et que les humains appellent « la Voie lactée ». Et je ne parle pas de la possibilité, à laquelle les découvertes de la science moderne font de plus en plus écho, que notre univers soit contenu « dans » un complexe plus vaste de « plurivers » ou de « multivers »…

Par cette longue phrase, nous avons donc répondu à la « question de lieu » aussi complètement que possible. Mais cette réponse n’épuise pas la profondeur du réel. Elle ne prend les choses que sous un certain angle. Sous un autre angle – celui qui n’apparaît qu’à la lumière de la foi –, nous savons qu’en même temps que nous sommes assis dans cette chapelle, nous sommes « cachés avec le Christ en Dieu » (Col 3, 3). Par le baptême, en effet, Dieu « nous a ressuscités et il nous a fait siéger aux cieux, dans le Christ Jésus » (Ep 2, 6). Ainsi, nous sommes là, à Dax, et en même temps, nous sommes au ciel, « avec » Jésus. Au fond, sans doute est-ce cela, le ciel ? Être « avec » Jésus. Être « avec » Dieu.

Or ce ciel-là, on n’y va pas avec une fusée. Si l’on mettait sous la chapelle un puissant moteur de fusée, nous serions soulevés à une vitesse vertigineuse et sous nos pieds, nous verrions Dax s’éloigner et le cosmos s’élargir à l’infini. Est-ce cela que Jésus a vécu dans son Ascension ? Non. Car si tel était le cas, le ciel dont nous parlons dans la foi – ce ciel que Jésus a inauguré par sa Résurrection et d’où nous attendons qu’il revienne dans la gloire – serait simplement au-dessus de cette terre, et il suffirait effectivement d’une fusée pour y aller.

C’est absurde, mais l’absurdité ne fait pas froid aux yeux. Cet argument fut même instrumentalisé par la propagande soviétique, dans les année 1960, après que le cosmonaute Youri Gagarine aurait dit – mais est-ce si sûr ? – qu’il avait été le premier homme à aller au ciel avec une fusée, et que, là, il n’avait pas vu Dieu… Preuve que Dieu n’existait pas !

Dieu n’est pas « dans un lieu ». En toute logique, les lieux « contiennent » les réalités qui s’y trouvent. Mais qu’est-ce qui pourrait bien contenir Dieu, sinon un autre Dieu ? Et puis, les lieux nous précèdent. Nous arrivons « dans un lieu », comme on dit. Mais qu’est-ce qui pourrait bien précéder Dieu, sinon un autre Dieu ? Il y aurait donc un autre Dieu au-dessus, au-delà de Dieu ? Non ! Toute la Bible nous le dit : il n’y a pas d’autre Dieu. Donc Dieu n’est pas « dans un lieu ». En fait, c’est l’inverse. Ce sont les lieux qui sont « en Dieu », en quelque sorte. Les théologiens ont trouvé une bonne formule. La présence de Dieu, nous disent-ils, n’est pas « locale ». On ne peut pas localiser Dieu quelque part, puisqu’il transcende toutes les réalités. Sa présence est « causale ». Dieu est présent à quelque chose comme une cause est présente à son effet. Et comme Dieu est la cause de tout ce qui existe – il en est le « Créateur » –, il est présent à tout ce qui existe. Autrement dit, Dieu est partout présent, instantanément, simultanément, parce qu’il porte tout ce qui existe dans l’existence.

Pour le dire autrement – ça donne un peu le vertige, mais c’est le jour idéal pour en parler, n’est-ce pas ? – Dieu est présent là où il agit ; et il agit partout ! C’est vers cette manière de répondre que nous oriente l’évangile d’aujourd’hui. Où est Jésus après sa Pâque et son Ascension ? Il n’est pas « quelque part ». Il n’est pas « dans un lieu ». Il est « avec ». Avec qui ? Avec ceux qui croient en lui : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps ». Jésus ressuscité est là où il agit, là où il œuvre pour sauver les hommes, en tout temps et en tous lieux. Et où agit-il, sinon dans son corps qui est l’Église ? L’Église, nous explique Paul (2e lecture), c’est ce corps dont nous sommes les membres, ici-bas, mais dont la tête, le Christ, est au ciel. Un seul et même corps, rempli du même Esprit. Partout où la communauté des croyants se trouve, et au plus haut point quand elle se rassemble pour célébrer l’Eucharistie, Jésus est présent, Jésus agit.

Bref, en ce jour de l’Ascension, nous avons ouvert notre manuel de « langue vivante » de la foi chrétienne pour essayer de répondre à la « question de lieu », et voici que nous refermons ce chapitre avec une réponse aussi consolante qu’inattendue : Jésus n’est pas dans un lieu, il est « avec » nous. Et cela nous suffit. Mais nous, là où nous sommes, sommes-nous « avec » lui ? C’est la vraie question… et ce n’est pas qu’une « question de lieu »