homélie du 24e dimanche du TO, frère Marie-Augustin LAURENT-HUIGUES-BEAUFOND, OP

Mon neveu, qui est tout petit, apprend à compter, et la dernière fois que je l’ai vu – c’était dimanche dernier – il était fier de me montrer jusqu’où il savait aller. Passé 25, on arrivait à 26, 27, 28, 29… et puis là, il s’est arrêté. Je l’encourageai à continuer, en lui disant : ”et alors, qu’y a-t-il après ?” Et il m’a répondu d’un air très sérieux : ”après je ne peux pas, c’est beaucoup, c’est trop”. C’est peut-être ce que Pierre a pensé. Alors qu’il est prêt à aller jusqu’à 7 fois (le chiffre de la perfection), Jésus rétorque par une exigence encore plus énorme : accorder le pardon (potentiellement au même frère) jusqu’à 70 fois 7 fois. Perfection de perfection. Autant dire infiniment. Exigence folle. C’est beaucoup. C’est trop. Surtout si c’est pour la même personne, comme semble le suggérer Jésus.

 

Nous savons bien, frères et soeurs, que Jésus cherche à nous expliquer, par ce discours et cette parabole, le sens d’un petit mot qu’on trouve dans le Notre Père : comme. ”comme nous pardonnons aussi”. ”Pardonne nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés”. Le cas du débiteur impitoyable nous scandalise, à juste titre, et nous fait méditer sur nos propres refus de pardonner. Nos propres pardons retenus, rentrés, qu’on garde au chaud à l’intérieur, parce qu’on n’est pas prêt à y aller si facilement, à se découvrir en tendant la main à celui qui nous a offensés. Car donner un pardon, c’est dire qu’on aime, et aimer c’est prendre un risque, c’est dangereux. Dire qu’on aime, c’est se mettre à nu, on ne le fait pas forcément volontiers.

 

Mais peut-être y a-t-il autre chose dans cette parabole, sur le pardon non pas seulement donné (difficilement donné), mais aussi sur le pardon reçu. Regardons un instant ce qui a pu se passer dans la tête du débiteur impitoyable pour l’amener à cette conduite dure, inqualifiable.

 

Pourquoi cet homme n’a-t-il pas pardonné ? Ce n’est pas si simple. Nous interprétons cela avec, en mémoire, la figure de l’Avare de Molière. Nous imaginons le débiteur comme un Harpagon veillant sur sa cassette, son trésor : « Même si on m’a remis la dette, moi je veux continuer à m’enrichir. Sur ma gauche on me remet ma dette, sur ma droite je continue à ponctionner celui qui me doit : double bénéfice pour mon compte en banque ». Nous pensons qu’il faut condamner cet homme parce qu’il n’a pensé qu’à lui. En réalité, il n’a pas simplement pensé qu’à lui, il n’a pas non plus pensé à ce que voulait dire la remise de dette et le pardon dont il a bénéficié. Que signifiait le pardon pour cet homme ? Qu’il était libéré de sa dette. Il retrouvait une liberté pleine et entière, qu’il avait perdue auparavant lorsqu’il était lié par sa dette. A partir du moment où il a reçu la liberté, que peut-il demander de plus ? Or, s’il a reçu la liberté et qu’il voit quelqu’un lié à son tour par une dette, comment ne peut-il pas partager cette expérience de délier de la dette ? Qu’a-t-il dans la tête pour imaginer que le pardon consiste simplement à raturer une somme sur un papier ? Il raisonne selon une logique purement comptable, de jeux d’écritures. Un trait ici, un zéro là… En fait, ce débiteur impitoyable a le pardon facile. Oui, il a le pardon facile. Non pas le pardon donné, mais le pardon reçu. Il le reçoit trop facilement, sans mesurer ce à quoi cela l’engage : la liberté.

 

Vous le savez, pour pardonner, il faut être 2. Il faut être d’accord, pour donner et pour recevoir. Et on ne peut pas forcer quelqu’un à recevoir un pardon, même quand on est soi-même prêt à donner ce pardon. Car recevoir le pardon, ça engage, ça nous engage à vivre libéré. Ce n’est pas toujours facile, même si cela semble désirable et bon. La liberté est attrayante, on envie les personnes libres, pour  leur manière d’être et leur parole. On les envie, et en même temps, parfois on se doute que ce n’est pas facile, et qu’il y a derrière cela une vie exigeante, tissée de pardons offerts et surtout reçus, ces pardons reçus qui construisent la liberté en nous.

 

Ce qui domine, chez le pénitent qui vient recevoir le pardon de Dieu dans le sacrement de réconciliation, ce n’est pas la honte. Non ce qui me semble plus gros, plus fort, plus lourd aussi, c’est un sentiment de malheur, la tristesse de se sentir réduit à son péché, à sa faute. Recevoir le pardon de Dieu est une démarche volontaire de notre part pour s’entendre dire qu’on n’est pas réduit à son péché, pour être libéré de ce poids, pour se savoir toujours accueilli dans le sein du Père.

 

Mais alors, une fois qu’on a dit son fait et qu’on a entendu la parole qui nous remet nos dettes, quelle légèreté, et quelle liberté ! Du genre de celle qu’on a envie de crier sur les toits et de dire au monde. Et c’est une excellente chose : la meilleure évangélisation, c’est peut-être celle qui annonce qu’on est aimé, et libre. Non pas en assénant au monde, aux gens qu’on rencontre ”vous êtes aimés, Jésus vous sauve et vous libère”, mais plutôt celle où l’on dit de soi-même, ”vous savez, moi, je suis aimé, je suis libéré”. Dire à quelqu’un qui n’a rien demandé qu’il est aimé, cela peut être violent, car refuser l’amour offert, cela ne se fait pas. Mais raconter ce que soi-même on éprouve en disant « moi je suis aimé, je suis libre car le Seigneur m’aime », c’est un témoignage que l’autre peut plus facilement choisir de recevoir ou non. C’est probablement très puissant comme mode d’annonce de la foi. Et c’est sans doute ce que nous tentons de faire modestement dans nos lieux de vie, nos communautés, avec nos proches et nos relations, en leur témoignant de notre propre liberté au nom de l’amour que nous recevons de Dieu. Encore faut-il faire l’expérience de cette libération, de ce pardon reçu, pour pouvoir en donner le témoignage, et pouvoir nous aussi donner ce pardon, libérer notre frère, notre soeur. Cette libération profonde, c’est celle que le débiteur de la parabole a refusée, en ne prenant pas au sérieux le pardon que lui avait accordé le roi. Lorsqu’à la fin de l’histoire il est jeté dans les fers, ce n’est pas seulement une conséquence de son refus de pardonner à son compagnon, mais c’est aussi la conséquence de son cœur endurci qui a refusé d’être libéré. Il s’est préparé à lui-même son propre châtiment en ne vivant pas à la hauteur de la libération que le roi lui avait offerte.

 

Peut-être qu’elle est aussi là, la difficulté du ”comme”, dans le Notre Père que nous allons prier ensemble dans quelques minutes. L’exigence de vivre libéré, de désirer cette libération. Vivre libéré, ça ne veut pas dire qu’on ne commetra plus jamais de péché. Vous le savez, le péché, c’est répétitif. Le péché, ce n’est pas inventif, c’est toujours la répétition stéréotypée de la même chose. Je le sais bien, comme pénitent, et encore plus comme confesseur ! Seul Dieu, le Créateur, peut créer en nous du neuf, et la liberté qu’il nous donne dans le pardon a la saveur d’une nouveauté à chaque fois redécouverte comme si c’était la première fois que nous l’éprouvions. Dire que nous pardonnons « comme » Dieu, cela semble trop énorme : jamais nous n’éprouverons la liberté souveraine et absolue de Dieu, qui peut aimer parfaitement puisqu’il est totalement libre, et jamais nous ne pourrons donner à quiconque une telle liberté en lui remettant ses dettes, jamais nous ne pourrons recréer autrui à neuf « comme » Dieu le fait avec nous. Pourtant, nous sommes créés à l’image de Dieu : s’il nous a créés par sa parole, si c’est par la parole (prononcée par le prêtre au nom de Dieu) qu’il nous refait un cœur neuf et libéré, alors notre propre parole doit aussi avoir cette capacité, d’une certaine manière. Nous avons le choix de la parole assassine ou de la parole libératrice, de la parole qui s’arrête au décompte des fautes (il m’a fait ça et ça, elle m’a dit ça et ça! Ça fait beaucoup !) ou de la parole qui voit l’horizon plus large, l’horizon immense de la vie remise devant Dieu, une vie libre, libérés ! Nous sommes créés à son image, pour vivre libres, devant sa face.

 

Que le Seigneur qui s’est livré pour nous, pour que nous soyons libres, fasse grandir en nous le désir de cette libération, Amen.

Dimanche 13 septembre 2020

24ème du temps per annum – Année A

Si. 27, 30-28, 7, Rm 14, 7-9 ; Mt 18, 21-35