homélie du 25e dimanche du TO, frère Marie-Augustin LAURENT-HUIGUES-BEAUFOND, op

Déconcertante parabole des ouvriers à la vigne. Nous sommes marqués par une culture du travail, construite autour de l’équité, et de luttes pour la justice sociale et salariale. Des luttes et des combats, d’ailleurs, dans lesquels l’Évangile, le Christ, et l’Église, ont eu un rôle, pour former les consciences. Mais, dans la parabole, ça ne marche pas comme ça, et nous sommes déconcertés. Le maître de la vigne viole les règles de rétribution et le sens le plus élémentaire de la justice.

Parabole à ranger au rang des paroles dures et scandaleuses de Jésus, comme on en trouve tant d’autres. Nous nous sentons accordés à la réaction du frère aîné du fils prodigue dont le père fête le retour, alors qu’il a dilapidé ses biens. Nous ne comprenons pas toujours comment les voleurs et les prostituées peuvent nous précéder dans le royaume des Cieux. Nous avons du mal à admettre la façon de faire du propriétaire de la vigne. Jésus termine d’ailleurs la parabole en tirant une conclusion difficile à admettre : C’est ainsi que les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers. Nous avons envie de crier : Non, ce n’est pas juste ! A quoi bon alors être fidèles et persévérants ? A quoi bon nous donner du mal pour mettre en pratique les commandements du Seigneur, s’il brade ainsi son royaume au dernier venu, qui n’a pas eu le courage de porter le poids du jour ?

Lisant la parabole, nous nous focalisons sur sa chute, cette affaire de salaire. Mais le maître de la vigne n’a pas donné que cela. Il a, avant toute chose, donné du travail. « Je vous donnerai ce qui est juste » dit-il aux ouvriers qu’il envoie à sa vigne. La première justice, en l’espèce, c’est d’avoir donné du travail à ceux qui en demandaient. Qui en demandaient… pour vivre. Mais pour vivre quoi, pour vivre où ? / Dans la vigne. La première chose que le maître de la vigne a donnée, et à tous, c’est la vigne, sa vigne, donnée en partage aux ouvriers.

Focalisés que nous sommes sur la chute, sur la question du denier et de la justice du salaire, nous tombons dans la même erreur que les ouvriers de la première heure : ils ont cru que le Royaume des Cieux, c’était le salaire, ils ont cru que le Royaume était un prix, une récompense au terme de l’effort, après avoir enduré « le poids du jour et la chaleur » comme ils disent. Mais le Royaume, ce n’était pas la pièce de monnaie : le Royaume, c’était la vigne, évidemment !

Au bureau ou à l’usine, on travaille pour vivre, et non pas l’inverse. Mais dans la vie baptismale, on vit en Christ pour pouvoir travailler à sa vigne, on vit déjà dans le Royaume tout en s’efforçant d’en hâter la venue, on vit pour le Royaume qui vient tout en faisant tout son possible pour montrer que le Royaume est déjà présent. Le Christ est venu nous révéler que le Royaume était déjà là, et qu’il était venu l’inaugurer. Si le Royaume est déjà là, alors c’est nous qui sommes en retard ! Car l’appel à travailler dans la vigne du Seigneur retentit depuis des siècles, depuis des millénaires, depuis Abraham même, le premier appelé. Nous ne serons jamais que des ouvriers de la dernière heure, alors que, bien volontiers, si on a une vie chrétienne, surtout si on est dans la vie religieuse, on se considère comme des ouvriers… peut-être pas de la toute première heure, mais de la 3e, ou la 6!

C’est oublier que l’invitation du maître de la vigne est première. La grâce de Dieu est première, fondamentale, et c’est une grâce que d’être invité à la vigne du Seigneur. Ce point-là aussi, est oublié des ouvriers de la première heure : ils n’ont pas vu la grâce qui était faite à leurs autres frères de venir eux aussi, travailler à la vigne. Ils n’ont considéré le travail de la vigne que sous leur aspect personnel : ”c’est nous les premiers, c’est nous qui avons travaillé. Eux ? Ils ne sont rien, c’est du toc ! ils sont venus pour trois heures, pour une heure, ils ne sont rien.” Le péché des ouvriers à travers la récrimination, c’est de considérer qu’il y a une catégorie d’hommes qui ne compte pas. ”Les autres, c’est pas du sérieux, on n’a rien à faire avec eux.” Ce n’est pas le maître de la vigne qui crée un manque d’équité par son comportement, ce sont les ouvriers de la première heure qui créent la rupture et la séparation entre eux et les autres. C’est comme s’ils disaient au maître : ”il n’y a que nous qui avons le droit au salaire. Les autres, tu les as appelés mais bien après nous et ce n’est pas sérieux.”

Ce problème, fondamental, c’est le problème de l’élection au sens théologique du terme, c’est-à-dire le fait d’être appelés. Répondre à l’appel du Royaume, est-ce pour se distinguer des autres, se mettre dans la différence avec les autres et créer la rupture ? La religion, notre foi elle-même, notre vie communautaire, ou notre mode de présence dans le Royaume selon noter état de vie et notre activité, deviennent alors l’occasion d’une séparation et d’une rupture. Bien au contraire, quand on voit les autres qui sont appelés, même plus tard, ou différemment, on devrait avoir le réflexe de se réjouir en disant : ”nous avions été appelés, mais c’est magnifique que d’autres soient aussi appelés plus tard, autrement, selon leur charisme propre, au moment qui est le bon pour eux”.

Le petit démon de la comparaison, de la compétition, qui fait qu’on regarde plus volontiers dans l’assiette de son frère ou de sa sœur que dans la sienne, nous savons combien il peut être néfaste, surtout quand il conduit à avoir un œil mauvais, et à devenir incapable de se réjouir que Dieu fasse affaire avec mon prochain, le comble de ses grâces, l’appelle, le fasse entrer dans le Royaume. C’est un signe de l’étroitesse de notre amour : la réaction des ouvriers de la première heure est symptomatique d’une vision de Dieu à notre image, ce qui renverse la relation entre créature et Créateur. Si nous nous sentons d’accord avec les ouvriers qui murmurent, n’est-ce pas parce que nous imaginons un Dieu à notre mesure, et que nous voudrions l’enfermer dans les conceptions étroites de notre amour limité ? Quand nous restons le nez sur la question du juste salaire, nous confondons l’amour, avec l’estime ou la reconnaissance, qui elles, doivent se mériter par nos actes. Dans le Royaume d’amour que Dieu veut inaugurer en chacun de nous, point de reconnaissance selon ces termes, mais une communauté de vie et de travail guidées par l’amour, la grâce de Dieu, et la certitude commune d’être là parce que le Seigneur nous a tous appelés, nous a attirés à lui, nous a fait confiance, nous a donné un travail, pour nous faire vivre et travailler dans sa vigne, afin que nous nous réjouissions ensemble de travailler, ensemble, à son œuvre.

Dimanche 20 septembre 2020

25ème du temps per annum – Année A

Is. 55, 6-9,  Ph. 1, 20-24. 27a, Mt. 20, 1-16