homélie du 30e dimanche du TO, année A, frère Sylvain DETOC, OP

Il ne restera que l’amour

La crise sanitaire que nous traversons est propice aux scénarios catastrophe. Eh bien ! esquissons un scénario catastrophe, mais d’un autre genre que celui sur lequel planchent les Agences Régionales de Santé.

Imaginons qu’un jour se répande un terrible virus. Pas un virus biologique, mais un virus spirituel. Un virus qui étoufferait, partout sur la terre, l’action du Saint Esprit !

Ce virus détruirait donc les saintes Écritures : la Loi et les Prophètes, les épîtres et les évangiles, tous ces textes « inspirés » par l’Esprit. Il détruirait aussi les sacrements, à commencer par les plus importants d’entre eux, les sacrements de l’initiation chrétienne : le Baptême, la Confirmation, l’Eucharistie, ces gestes et ces signes à travers lesquels l’Esprit agit puissamment. Il détruirait encore la Tradition de l’Église et sa constitution apostolique, c’est-à-dire cet organisme vivant qui s’articule autour des successeurs des apôtres (des hommes sur lesquels, d’une manière spéciale, repose l’Esprit, en vue de la sanctification du corps entier de l’Église).

Bref, ce virus spirituel priverait nos communautés chrétiennes de tous ces dons de Dieu sur lesquels s’appuie la vie ordinaire de la grâce : les Écritures, les sacrements, la hiérarchie de l’Église.

Est-ce pour autant qu’il n’y aurait plus du tout de vie chrétienne ?

La réponse est non. Pourquoi ? Parce que tout ce qui vient d’être évoqué, ce n’est pas la fin, le but, de la vie chrétienne ; ce sont des moyens.

Toutes ces œuvres de l’Esprit, en effet, ne sont que des médiations. Des médiations extrêmement importantes, certes, des médiations que nous prenons au sérieux, parce qu’elles nous sont données par Dieu. Mais des médiations « seulement ». Au Ciel, ces réalités, si grandes et si belles qu’elles soient, seront éclipsées par le rayonnement direct de l’amour de Dieu.

Ces médiations, donc, sont pour notre vie terrestre. Elles constituent le régime ordinaire de la vie chrétienne, tel que Jésus et les apôtres nous l’ont transmis. Mais ce régime n’est pas définitif. Même les effets de l’Esprit Saint dans l’âme, tels que nous les connaissons ici-bas – les charismes, et surtout la foi, l’espérance et la charité (ces trois vertus que la prière de ce dimanche demande à Dieu d’augmenter en nous) –, ne dureront pas toujours. Saint Paul nous l’a déjà dit : la foi et l’espérance passeront quand nous connaîtrons Dieu de plain-pied et que nous jouirons de sa présence face-à-face. Que restera-t-il alors ? L’amour. Au Ciel, il ne restera que la charité, dans l’incandescence de son rayonnement.

Toute la cohérence de l’Ancien et du Nouveau Testament s’effondre si on n’a pas compris cela. Ce que la Bible enseigne et raconte est vrai et saint. Mais ce contenu est ordonné au rayonnement de l’amour. Le drame de ces spécialistes des Écritures que sont les docteurs de la loi et les pharisiens, c’est qu’ils n’ont pas compris. Ils ont perdu de vue la fin ; par conséquent, ils absolutisent les moyens. Un peu comme un moniteur d’auto-école qui perdrait de vue que le but de la conduite c’est de se déplacer en voiture d’un point A à un point B et qui s’enfermerait dans une exaltation du code de la route déconnectée de la réalité !

Les commandements, en effet, ne sont pas autre chose qu’un code de la route de l’amour. Les Écritures, les sacrements, la structure de l’Église, ce n’est pas autre chose, au fond, qu’un protocole au service de l’amour. L’amour de Dieu. L’amour du prochain. L’amour de soi !

Si l’on perd de vue cette finalité surnaturelle de l’amour, toute notre foi devient une coquille vide. Au mieux, notre religion n’est plus qu’un code de bonne conduite (qui nous tire vers le haut, et ce n’est déjà pas si mal) ; au pire, une servitude qui s’ajoute à toutes celles qui pèsent déjà sur notre condition de pécheurs. Dans tous les cas, l’Amour n’est pas aimé, jusque chez les chrétiens, comme le déplorait saint François d’Assise.

Frères et sœurs, le scénario catastrophe que j’ai décrit au début n’arrivera pas, en tout cas pas tout de suite. Mais il n’est pas tout à fait improbable non plus. Les Églises d’Afrique du Nord, par exemple, furent le berceau de la chrétienté latine. Aujourd’hui, qu’en reste-t-il ? Nos paroisses, nos communautés, sont en pleine mutation. Qui sait ce qu’il en restera demain ? Mais nous savons l’essentiel ; nous savons par la foi ce qui restera au terme de l’histoire : l’amour. L’amour éternel dont chacun d’entre nous est aimé inconditionnellement. Et cet amour, nous le célébrons en proclamant, comme chaque dimanche, la mort et la résurrection de Jésus.