4e dimanche de Pâques, homélie du frère Sylvain DETOC, OP

Le pasteur, la brebis et la porte

Autrefois, c’était la récompense des bons élèves : l’instituteur, ou « la maîtresse », leur donnait des images. Les pharisiens, semble-t-il, ne sont pas de bons élèves, mais Jésus leur donne quand même une image, et elle leur est familière : l’image du pasteur. En réalité, grâce à leur cécité, nous sommes très gâtés. Car dans la liturgie du « Bon pasteur », ce sont trois images qui nous sont données : le pasteur, la brebis et la porte.

La première de ces images est bien connue du peuple juif. On la croise souvent dans les prophètes et les psaumes (celui qu’on vient de chanter – « le Seigneur est mon berger » – nous le rappelle de façon emblématique !). Dieu est le berger de son peuple. Le peuple hébreu se compare lui-même à un troupeau ; il a besoin que Dieu s’occupe personnellement de lui ; il a besoin que Dieu le guide, le conduise, lui ouvre la route, comme il l’a fait par exemple au désert avec la colonne de nuée.

Ce costume imagé du pasteur, Jésus le porte à la perfection : il lui va comme un gant ! Jésus est par excellence le bon berger, celui qui donne sa vie pour ses brebis – pour toutes ses brebis, et plus encore pour sa brebis perdue. Il est le Seigneur venu dans notre chair pour nous conduire dans la maison du Père.

Pierre a repris cette image dans la lettre qui lui est attribuée (2e lecture) : Jésus est le berger de nos âmes. Il nous connaît intimement, et il nous fait la grâce de le connaître intimement.

Cette image, enfin, colle bien à l’œuvre que l’Esprit du Ressuscité a inaugurée à la Pentecôte et dont le même Pierre, dans les Actes des Apôtres (1ère lecture), est l’un des instruments de choix. L’Église naissante est un troupeau, elle aussi, et un troupeau nombreux, auquel s’« agrègent » toutes les nations. Par le baptême, en effet, l’Esprit Saint « agrège » – grex, gregis, c’est « le troupeau » en latin – les hommes entre eux pour qu’ils ne forment plus qu’un seul peuple. C’est cela, l’Église.

La deuxième image, c’est celle de la brebis elle-même ou de l’agneau lui-même.

Jésus est le berger, soit ; il est également la brebis, il est l’agneau. Cette image, elle aussi, vient des prophètes (Isaïe et Jérémie), et elle a ceci d’intéressant qu’elle va plus loin que la première. Pierre (2e lecture, toujours) fait plusieurs fois écho au célèbre « chant du Serviteur souffrant » d’Isaïe (Is 53, 5-6.9.12) dans lequel affleure cette deuxième image : le mystérieux Serviteur de Dieu sera comme une « brebis muette » (Is 53, 7), un « agneau confiant conduit à l’abattoir » (Jr 11, 19).

Les prophètes, donc, n’annonçaient pas seulement la venue d’un bon pasteur, fût-il très affectueux. Ce pasteur aimerait tellement ses brebis qu’il irait jusqu’à se faire lui-même brebis, lui-même agneau. Agneau immolé, agneau pascal, « agneau de Dieu qui enlève le péché du monde ». Agneau qui nous précède dans la mort et qui nous appelle à le suivre dans sa Pâque glorieuse (Ap 14, 4).

Et si le pasteur se fait brebis, c’est au cas où la brebis perdue, égarée dans la nuit de la mort et du péché, serait effrayée par l’arrivée d’un berger peut-être furieux de l’avoir perdue et prêt à défouler sur elle sa colère en la ramenant au bercail. Non, pour se faire proche de la brebis perdue, Dieu n’a pas voulu la surplomber, ni surplomber le troupeau. Il ne se contente pas de conduire les brebis ; il se fait l’une d’elles, il vient prendre sa part de la vie du troupeau. Jésus n’est pas seulement un chef ; il est l’un des nôtres.

Cette deuxième image, plus encore que la première, dit la bonté inouïe dont Dieu a fait preuve à notre égard en envoyant son Fils dans notre condition blessée. Il est venu chercher ce qui était perdu, et il l’a fait en se faisant cela même qui était perdu.

Jésus aurait pu s’arrêter là. Mais ici, il donne aux pharisiens une troisième image : « Je suis la porte ». Et cette image-là, cette porte, donne davantage encore à penser. Quiconque veut avoir Dieu pour pasteur (c’était la première image), quiconque veut être rejoint par Dieu dans sa condition de brebis (deuxième image), doit encore passer par Jésus (troisième image). Il n’y a pas d’autre porte. Pas d’autre passage. Pas d’autre voie que celle que Jésus a ouverte dans sa chair sur la croix.

C’est seulement en suivant Jésus dans sa Pâque, en « suivant ses traces » (2e lecture), que l’on entre dans la vie divine, et c’est seulement par cette porte que la vie divine, cette « vie en abondance » comme l’appelle Jésus, déborde jusqu’à nous. En somme, on entre au Ciel par cette porte, on sort du péché et de la mort par cette porte.

C’est là le critère ultime pour reconnaître les vrais pasteurs – et nous prions spécialement en ce jour pour que Dieu nous en donne ! –, ceux qui offrent leur personne à la suite de Jésus afin d’aider le troupeau à entrer dans la vie. Seuls ceux qui font cette expérience pascale, comme Pierre, peuvent s’entendre dire, après avoir été relevés par Jésus : « fais paître mes brebis » (Jn 21, 17-15). Ceux qui ne veulent pas piétiner sur la via dolorosa de la condition humaine, ceux qui ne veulent pas mettre leurs pieds avec réalisme dans la poussière et la boue de notre terre, ceux qui ne veulent pas se baisser humblement pour entrer par la porte de la miséricorde, ceux-là ne peuvent pas conduire les brebis. Ils ne savent pas ce qu’est l’amitié avec Dieu : un Dieu qui ne retient pas les péchés, un Dieu qui ouvre devant nous toutes grandes les portes de la vie et ferme derrière nous, à double tour, celles de la mort. Prétendre connaître un autre passage, une autre Pâque, c’est être un voleur, un bandit.

 

On dit que Jésus est à la fois « l’autel, le prêtre et la victime ». À l’autel, le Seigneur est à la fois celui que nous servons, celui qui nous sert, et cela même qui est servi. Aujourd’hui, la liturgie du « Bon pasteur » nous invite à le voir à la fois comme le berger, la brebis et la porte de la bergerie. Bref, Jésus est partout. Jésus nous enveloppe. Jésus nous sature. C’est mystérieux. Mais que serait l’Église s’il n’en était pas ainsi ?