PENTECÔTE 2020, homélie du frère Sylvain DETOC, op

Une flamme s’éteint, des milliers d’autres s’allument

 

En ce « cinquantième jour » après Pâques – c’est ce qui signifie « Pentecôte » en grec –, une flamme s’éteint, une autre s’allume.

Ce soir, en effet, après que nous aurons chanté les deuxièmes vêpres de la Pentecôte et que le temps pascal sera fini, nous soufflerons, pour la dernière fois de l’année liturgique, la flamme du cierge pascal.

Voilà cinquante jours, cette flamme, nous l’avons allumée fièrement, solennellement ; nous l’avons portée en procession ; nous l’avons brandie dans la nuit de Pâques comme un signe triomphal de la victoire du Ressuscité. Cette nuit-là, cette flamme a brillé sans discontinuer, belle et majestueuse, joignant silencieusement « sa clarté à celle des étoiles », comme nous le chantions alors dans l’Exultet. Et puis, chaque jour, elle a été entretenue, avec amour et savoir-faire. Combien d’heures n’a-t-elle pas brûlé sous nos yeux ! Elle a été pour nous, jour après jour – « heure » après « heure » (je veux parler des « heures » de la « liturgie des heures » !) –, le signe de la présence permanente du Ressuscité au milieu de nous.

Et voilà. Aujourd’hui, on souffle, tout est fini.

Tout est fini ? Non ! Tout commence. Car cette flamme, en réalité, l’Esprit Saint ne l’a pas soufflée. Par son souffle, au contraire, Dieu l’a démultipliée en autant de flammèches, autant de langues de feu, que de disciples. Un véritable incendie attisé et propagé par le souffle de l’Esprit ! Cette « Parole de feu » qui a flambé dans la chair du Christ, Dieu l’a en effet communiquée aux apôtres, aux disciples, et aux centaines puis aux milliers de convertis du jour de la Pentecôte. Et à présent, c’est en milliards que se comptent les croyants que la terre a portés après deux-mille ans d’histoire chrétienne ! Sans parler de tous ces porteurs « anonymes » de la flamme de l’Esprit ! Des femmes et des hommes « de toutes races, langues, peuples et nations », qui étaient déjà bien représentés, préfigurés, par cette foule bigarrée qui s’émerveille du miracle des langues dans la 1ère lecture.

La flamme du Ressuscité, donc, Dieu ne l’a pas soufflée au lendemain de l’Ascension. Il ne l’a pas soufflée ; il l’a déplacée. Où çà ? Au Ciel ? Pas seulement. Il l’a déplacée « en » chacun des baptisés. Jean le Baptiste, lui, baptisait dans l’eau. Mais il avait annoncé un autre baptême. Il avait prophétisé que Jésus nous « baptiserait » – nous « plongerait », donc, nous « immergerait » – dans « l’Esprit et le feu » (cf. Lc 3, 16). Alors qu’il était encore dans le sein de sa mère, Jean-Baptiste avait déjà fait l’expérience de ce bain dans le Saint Esprit quand Élisabeth avait été remplie d’Esprit Saint à l’occasion de la Visitation de la Vierge Marie (que nous fêtons aussi aujourd’hui !). Et c’est le même Esprit d’allégresse que Jésus, par sa Pâque, a répandu en abondance sur le monde. Le premier effet de sa mort et de sa résurrection, comme on le voit dans l’évangile de Jean aujourd’hui, c’est effectivement la communication de l’Esprit Saint, signifiée par le « souffle » que Jésus ressuscité envoie sur les apôtres au soir de sa Résurrection en leur disant : « recevez l’Esprit Saint ».

C’est le même souffle brûlant, encore, qui se manifeste cinquante jours plus tard, cette fois sous la forme d’un « violent coup de vent ». Désormais, ceux qui sont baptisés dans l’Esprit Saint entrent dans un nouveau mode de relation avec le Christ ressuscité. Au cours de ces quelque quarante jours qui ont suivi sa Résurrection, le Seigneur s’est manifesté à plusieurs reprises aux apôtres, pour qu’ils soient fermement établis dans l’expérience de cette rencontre dont ils auraient à témoigner jusqu’au sang. Mais jusqu’alors, il s’agissait de parler de quelqu’un qui avait été « avec » eux, « à côté » d’eux. « Proche » d’eux, certes ; un intime, un compagnon, un ami. Mais pas encore au point d’être « en » eux. Or cela, être « en » Jésus et avoir Jésus « en » soi, ne faire plus qu’un avec lui, comme Jésus est « dans » son Père et comme son Père est « en » lui, le Christ nous avait promis que Dieu l’accomplirait en nous. Et c’est par le don de l’Esprit Saint que cette union avec Dieu au plus intime de notre cœur s’est enfin réalisée.

Désormais, pour ceux qui ont été baptisés dans le Saint Esprit, la flamme du Ressuscité n’est plus celle, tout extérieure, qui brûle symboliquement « à côté » de nous, comme aujourd’hui sur le cierge pascal. C’est celle qui a été déposée « en » nous au jour de notre baptême ; celle qui a été portée à son plein déploiement « en » nous le jour de notre confirmation ; celle qui est ravivée « en » nous chaque fois que nous communions, chaque fois que nous nous confessons, chaque fois que nous prions, chaque fois que nous écoutons la Parole de Dieu, chaque fois que nous posons un acte bon envers notre prochain. Bref, chaque fois que nous nous replaçons dans ce souffle de vie que Jésus ne cesse de nous envoyer depuis son Ascension.

Alors oui, symboliquement, en ce jour de la Pentecôte, une flamme s’éteint, mais pas parce que le feu meurt. Elle s’éteint parce qu’elle s’est allumée pour toujours, démultipliée en autant de croyants, et déplacée dans le cœur de chacun d’entre eux. Elle s’éteint, cette flamme symbolique, parce qu’elle n’a plus lieu d’être. Elle a rempli sa mission. À présent, c’est notre cœur qui est le temple de l’Esprit, c’est notre corps qui a remplacé la cire du cierge pascal, c’est notre vie embrasée par l’Esprit qui porte sa flamme. Ou, comme nous l’a rappelé saint Paul dans la 2e lecture, c’est « le corps » de l’Église, ce corps du Christ animé par un unique Esprit, corps dont nous sommes chacun un membre, une cellule, avec des fonctions et des charismes variés ; c’est ce grand corps vivant de l’Église, donc, qui offre au monde la lumière du Ressuscité.

***

À cette homélie déjà trop longue, permettez-moi d’ajouter un épilogue. Le signe du cierge pascal, ici, au monastère de Dax, donne aujourd’hui toute sa mesure. Nous allons l’éteindre alors qu’il a beaucoup baissé. La flamme a même commencé à entamer la lettre « alpha ». Cette imposante colonne de cire que nous avons consacrée dans la nuit de Pâques a donc diminué de moitié : signe magnifique de notre vie donnée sans retour pour devenir lumière ! Un cierge ne peut pas éclairer s’il n’est pas consumé – s’il n’est pas « consommé ». L’incandescence de l’amour suppose cette donation joyeuse dont ont témoigné aussi Élisabeth et Jean-Baptiste, et plus parfaitement encore Marie et Jésus ; un don qu’on ne reprend pas, comme Jésus nous l’a montré en se donnant à nous dans sa Pâque, et comme il nous le rappelle en actualisant ce don total et irréversible chaque fois que nous invoquons l’Esprit sur le pain et le vin de l’Eucharistie.

À quoi servirions-nous si nous étions chacun un cierge pascal bien préservé, sans coulure, sans bavure… Joli, oui, et intact ; mais froid et éteint ! Laissons l’Esprit de Dieu répandu dans nos cœurs nous consumer jusqu’à l’« alpha », parce que, avec le Saint Esprit, tout commence. Et tout commence tout le temps. Comme l’écrit saint Grégoire du Nysse, il nous entraîne « de commencement en commencement par des commencements qui n’auront jamais de fin ». Notre baptême, en effet, a été le début d’une aventure qui n’aura pas de fin, et dans cette aventure avec l’Esprit, on peut toujours recommencer. Il n’est jamais trop tard pour rallumer la flamme !

Et puis, ne nous arrêtons pas en si bon chemin. Laissons l’Esprit nous consumer jusqu’à l’« omega », jusqu’au bout, jusqu’à notre dernier souffle. Ainsi, lorsque notre vie terrestre s’éteindra, lorsque notre corps sera déposé à côté du cierge pascal – on le rallume, en effet, à l’occasion des funérailles, en souvenir du baptême –, nous offrirons à nos frères et sœurs la consolation d’une vie consommée dans la Lumière, l’avant-goût d’un monde transfiguré par l’Amour.