homélie du 27e dimanche du TO, année A, frère Marie-Augustin LAURENT-HUYGUES-BEAUFOND, OP

          Il faut avoir le moral pour entendre cette parole de Jésus sur la vigne, qui reprend l’image de la prophétie d’Isaïe que nous avons entendue avant. Il faut avoir le moral pour l’entendre, car ces textes mettent à jour une face cachée du cœur de l’homme : l’homme, créé à l’image de Dieu peut tout à coup devenir mauvais et violent. Simone Weil (la philosophe, avec un W) a cette très belle réflexion : «n’importe quel individu abrite dans son tréfonds une folie prête à tuer. Il faut regarder en face les monstres qui sont en nous.» (Réflexions sur la barbarie) Nous ne sommes pas des monstres, mais il y a en nous des pulsions, de mort ou de violence, dont il nous faut avoir conscience. Et, oui, la violence, elle est là, aussi, dans le Nouveau Testament, dans l’Évangile, ce n’est pas réservé au Premier Testament, comme une vision simpliste des choses nous le laisse parfois croire.

 

Mais regardons de près cette vigne, qui devient dans la parabole l’enjeu de tant de violence. Nous avons là des végétaux, dans un domaine fermé par une clôture, avec l’homme au centre, l’homme que Dieu charge de cultiver ce domaine, cette vigne, pour en tirer du fruit. Ça ne vous fait penser à rien ? Cela rappelle furieusement le jardin d’Éden : même configuration des choses, et de l’homme comme lieutenant du maître du domaine. Dans la vigne ou en Éden, l’histoire va se développer d’une manière analogue : l’homme veut s’approprier les fruits du domaine, tous les fruits, jusqu’à se croire maître du domaine, libre d’y imposer sa propre loi, qu’il s’agisse de consommer certains fruits en Éden malgré la défense du propriétaire ou, ici, de garder pour son usage propre les fruits de la vigne.

Cette vigne, dans la bouche de Jésus, c’est le peuple d’Israël dont les grands prêtres et les anciens ne se sont pas bien occupés malgré la Loi et les Prophètes, cette vigne, ce sont les dons de Dieu qui seront élargis à un peuple nouveau, plus grand, comme Jésus l’annonce à la fin. La vigne, c’est ainsi l’Église, cet Israël renouvelé, et même l’humanité tout entière, voire la création, qui est toute entière appelée au salut, sous la houlette de l’homme, placée par Dieu à son sommet. Que faisons-nous de l’Église, de l’homme, de la création ? Que faisons-nous de cette mission que Dieu nous a confiée, d’élargir son règne pour amener tout homme à son royaume, et pour que toute chose soit restaurée dans le Christ, au moyen de l’Église de Jésus-Christ ?

Nous sommes cette vigne, nous sommes ceux dont Dieu peut faire des ceps, des vignobles qui portent du fruit parce qu’ils reçoivent la grâce de Dieu pour croître. Notre gloire de baptisés, notre vérité, c’est de porter du fruit, un fruit qui vient de Dieu et qu’il nous laisse récolter pour que nous puissions le lui rendre par notre vie. Alors que notre Église, à travers les vicissitudes propres à ce moment de l’histoire que nous vivons, accouche dans la douleur d’un visage nouveau, sous une figure plus simple et dépouillée, il peut être tentant de choisir de se tenir sur le côté. Près de la clôture, appuyés sur notre bêche, contemplant pensivement une entreprise mal emmanchée, qui donne en ce moment des fruits au jus un peu acide et difficile à avaler, quand pleuvent scandales et révélations sur la dimension humaine de l’Église. Il peut même être tentant de franchir en silence la clôture, par le portail qui reste toujours ouvert. Un sain recul sur l’entreprise est certes bon, car comme toute organisation humaine il ne faut pas absolutiser l’Église, mais que faisons-nous des promesses de l’éternité ? C’est à l’Église que Jésus dit qu’elle tiendra toujours, et qu’elle a les paroles de la vie éternelle, pas à un homme ou une femme leader spirituel très charismatique, ni à un mouvement d’Église, ni à un parti. Où pourrions-nous déjà sur terre connaître par anticipation le Royaume, sinon dans l’Église ? L’Église souffre violence, pas franchement de la part d’un monde qui s’intéresse de moins en moins à elle, mais d’abord en interne. Quelle part de violence en moi je ne laisse pas rejaillir dans la vie de l’Église, ma communauté, ma paroisse, et les relations que j’y entretiens ?

La vigne, ce peut être aussi l’humanité tout entière, chaque homme, appelé à reconnaître son créateur et sauveur. La vigne, c’est tout homme souffrant et blessé qui a besoin qu’on le restaure dans son humanité afin qu’il puisse louer son Dieu. Nombre de nos contemporains, proches et amis, souffrent. Je suis particulièrement frappé depuis quelques années (et je le dis avec d’autant plus de liberté que je ne vis pas en France), je suis frappé de voir une forme de tension monter dans la société française. Les gens sont, d’une certaine manière, à cran. Une violence est tapie en nous qui ne demande que des prétextes pour s’exprimer, et les difficultés sociales, économiques et environnementales ne manquent pas pour fournir ces prétextes, comme on a pu le voir dans les rues de nos villes. Sans être prophète de malheur, il paraît certain que la crise sociale et économique ne va pas aller en s’arrangeant à court et moyen terme. Il va nous falloir beaucoup de ressources pour ne pas laisser saccager la vigne qu’est l’humanité, car il va pouvoir être tentant de ne plus s’occuper  de certaines parcelles de la vigne. Des pans entiers de l’humanité sont déjà laissés un peu en friche. Je ne parle pas de pays lointains, mais bien de ce qui se passe à nos portes : les migrants, les sans-abris, l’enfance en difficulté qu’on laisse à la rue dès 16 ans, les prisons qui font honte aux droits de l’homme, et même, à certains égards, les hôpitaux, comme on semble le découvrir avec stupeur à l’occasion de l’épidémie. Je ne peux pas tout changer d’un coup, et ce n’est pas ce à quoi je suis appelé. Mais qu’est-ce que, moi, je fais, concrètement, pour prendre soin de cette vigne, l’embellir et la rendre présentable au Seigneur qui en est le maître ? Dans quoi je m’engage, à la mesure de mes moyens, pour prendre en compte mon prochain, celui ou celle qui m’est envoyé et que je n’ai pas choisi ? Car on ne choisit pas son prochain, on ne choisit pas l’humanité du Christ qui se révèle dans le visage de son prochain, on ne choisit pas d’être frère ou sœur de quelqu’un.

Le pape François a signé hier une encyclique, intitulée « tutti fratelli », « tous frères », dont le texte sera rendu public dans quelques heures. Cette encyclique est annoncée comme un deuxième volet qui complète « Laudato si », l’encyclique sur la sauvegarde de la maison commune, notre planète. Le leitmotiv de Laudato si, qui revient comme un refrain dans le texte, c’est que « tout est lié », soulignant combien réfléchir et agir sur le devenir du climat et des écosystèmes, c’est en fait réfléchir et agir sur l’homme, l’organisation de la société, et de l’économie. Le pape, semble-t-il, veut compléter cette réflexion par un enseignement sur la fraternité qui lie les baptisés dans l’Église, mais aussi et surtout la fraternité universelle qui lie l’humanité dans un destin commun dans notre maison commune. On ne pourra pas s’en sortir en cultivant chacun un petit bout de vigne, avec des clôtures internes pour délimiter nos parcelles, que ce soit en cloisonnant l’Église pour la faire à sa sauce, ou en cloisonnant la société pour adopter une posture de retrait bien protégé. La vigne est une, car le Royaume est indivisible, nous avons l’héritage en commun, en partage, alors que les vignerons pensaient justement pouvoir l’accaparer en tuant l’héritier, pour diviser l’héritage. L’Église, l’humanité, et la création tout entière, ça ne se divise pas, ça ne se partage pas, mais c’est reçu par tous pour être vécu en commun, et cette décision a déjà été prise par Dieu, nous n’avons pas le choix en la matière. Il nous faut, résolument choisir de nous engager au service de l’homme, de l’Église, du monde, sinon nous dépérirons de solitude.

Alors que le moral peut être en berne quand pleuvent les mauvaises nouvelles et que s’accumulent les inquiétudes pour le monde, pour notre société, ou pour notre Église, il nous faut réentendre les mots de Paul aux Philippiens qui nous invite à la confiance et à l’espérance :

”ne soyez inquiets de rien,
mais, en toute circonstance,
priez et suppliez, tout en rendant grâce,
pour faire connaître à Dieu vos demandes.
Et la paix de Dieu,
qui dépasse tout ce qu’on peut concevoir,
gardera vos cœurs et vos pensées dans le Christ Jésus.”

Dimanche 4 octobre 2020

27ème du temps per annum – Année A

Is. 5, 1-7 ; Ph. 4, 6-9 ; Mt. 21, 33-43