homélie pour l’Ascension, par le Frère Marie-Augustin LAURENT-HUYGUES-BEAUFOND, OP

 

 

« Pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? » On comprend
bien l’étonnement des apôtres devant l’enlèvement au ciel de
Jésus : il y a à la fois le regard qui suit naturellement celui qui s’en
va jusqu’à ne plus le voir et se trouve à regarder dans le vide, il y a
l’émerveillement devant ce qui tient du miracle, et puis, peut-être
aussi, quelque chose de l’espérance, car le Christ va nous préparer
une demeure dans les cieux, et là où la tête (de l’Église) est
passée, tout le corps (de l’Église) passera. L’Ascension est la fête
de l’espérance, la fête qui nous rend espérance, cette espérance
éveillée en nous par le mystère de la Nativité, car l’Ascension
nous dévoile la finalité de l’incarnation du Fils de Dieu. Pourquoi
le Verbe s’est-il incarné ? Réponse en trois étapes.
Le Verbe s’est fait chair pour nous révéler l’amour du Père. En
Jésus nous contemplons le visage de Dieu. Le Verbe se fait chair
pour que, parlant la langue des hommes, Dieu nous révèle de quel
amour nous sommes aimés, et par quelle miséricorde le Père veut
nous ramener à lui. Jésus n’a cessé de nous dire combien ce
Royaume était déjà présent au milieu de nous, discrètement,
grandissant, et que notre tâche, à nous ses disciples, c’était de le
faire grandir et de manifester cette présence du Royaume au
milieu des hommes. Mais si ce n’était que ça, le but de
l’Incarnation, alors nous serions malheureux : il nous serait donné
d’entendre parler d’un Royaume, de nous savoir responsable de sa
manifestation, mais sans assurance que cette croissance sera
menée à son terme. Nous serions destinataires d’une promesse,
prononcée par un Jésus « maître de sagesse », mais sans garantie
que ça aboutisse. Situation un peu triste.
Deuxième étape : le Verbe s’est fait chair pour nous délivrer du
mal et de la mort. Là, c’est le Jésus qui ne parle plus, qui ne
prêche plus par ses paroles, mais qui nous dit par ses actes que ce
Royaume est bien présent. Dans ses miracles, comme signes du
Royaume, il révèle que la puissance de Dieu est bien à l’oeuvre
dans ce monde. Et au summum de sa vie terrestre, c’est muet
comme une brebis conduite à l’abattoir qu’il est mené à la mort
pour, par sa mort, détruire notre mort en nous ouvrant la vie. C’est
beaucoup mieux : ce qu’il a prêché, annoncé, il l’a aussi accompli,
par des signes et des prodiges, et de manière particulièrement
éclatante dans la Résurrection. Mais là aussi, c’est une perspective
limitée : cela pourrait nous conduire à penser que, dans sa
Résurrection, Jésus inaugure le Royaume sur la terre. Sorti du
tombeau, il se manifeste à ses disciples vivant. Ces derniers
mettent un peu de temps à comprendre et à croire, et une fois
qu’ils comprennent ils restent néanmoins dans l’erreur, lorsqu’ils
demandent à Jésus : « est-ce maintenant que tu vas rétablir la
royauté en Israël ? » Si nous nous en tenons aux signes du
Royaume et à la Résurrection, la tentation est de croire que les
dons de Dieu ont pour but de faire de ce monde notre véritable
demeure éternelle. Un paradis rapatrié sur terre en quelque sorte.
Mais non, il fallait nous ouvrir à un Royaume nouveau, à une vie
éternelle, qui certes est déjà commencée en nous par notre vie de
disciples œuvrant au Royaume dans la vigne du Seigneur, mais la
vie éternelle dilate notre cœur et nous donne une espérance
nouvelle en nous affirmant que tout ce que nous n’arrivons pas à
faire pour hâter la venue du Royaume, c’est Dieu qui l’accomplira
pour nous au dernier jour.
Et c’est là la troisième étape, la nécessité d’une Ascension qui
répond véritablement à l’Incarnation et oriente le mystère de
Pâques en fixant une fois pour toutes nos cœurs au ciel : nous
serions bien malheureux si nous nous installions en ce monde en
réduisant la vie proprement chrétienne à une morale mondaine, si
nous nous contentions d’adapter les dons reçus de Dieu aux
dimensions étroites de ce monde et de notre vie présente. Mais
non, le Christ est retourné auprès du Père, d’où il reviendra, pour
consacrer l’avènement de son Royaume dans la gloire.
L’Ascension est donc la fête de l’espérance, car notre horizon, la
perspective de notre existence, c’est bien la réunion avec Dieu,
c’est bien la rencontre finale avec le Christ là où il est monté dans
une vie où l’horizontalité de notre monde parfois aplati est enfin,
et pour de bon, ouverte à cette dimension verticale que le Christ
donne dans son Ascension, comme un « appel d’air » vers le haut.
Jésus est monté aux cieux tel qu’il était lors de sa résurrection.
C’est à dire vivant, mais blessé. Les plaies de son côté, les
marques de ses clous, rien de tout cela n’est supprimé dans la vie
éternelle. C’est d’ailleurs bien comme cela qu’il se fait reconnaître
de ses disciples le jour de Pâques, et de Thomas 8 jours après.
Dans l’Ascension, ces plaies demeurent. Transfigurées, car elles
ne sont plus sanglantes, ni signes de mort et de douleur, mais tout
de même présentes, ces plaies, car elle appartiennent au Christ,
elles permettent de le reconnaître, de le distinguer, de dire qui il
est, elles font partie de son histoire et de son identité.
Si le Christ, tête de l’Église, qui est monté aux cieux avec ses
plaies, est celui qui nous ouvre la voie et a une valeur d’exemple
pour nous, alors nous-mêmes porterons dans la vie éternelle les
marques de nos plaies, de nos blessures, en tant qu’elles sont les
lieux où peut se manifester la puissance de vie que donne Dieu.
Nous n’avons pas à craindre nos blessures, nos cicatrices. Celles
que nous nous infligeons, celle qui nous marquent, dans notre
existence individuelle comme dans notre existence collective, dans
nos communautés voire dans notre Église. J’y vois là un signe
d’espérance folle : de se dire que la perfection de la vie éternelle
devant Dieu ne supprimera pas ce que nous aurons accompli, vécu
et traversé de difficile dans cette vie présente.
Ne nous faisons pas de la vie éternelle une image trop parfaite. Le
Christ est glorieux, partageant avec son Père et l’Esprit la gloire
du Dieu unique, mais il le fait avec ses blessures. De même, quand
nous-mêmes paraîtrons devant Dieu, quand l’Église sera enfin
rassemblée devant lui, eh bien nous serons peut-être bien surpris
de ne pas la trouver parfaite comme nous l’imaginons, c’est à dire
peut-être comme une cathédrale gothique parfaite telle qu’on la
représentait dans un moyen-âge revu par le romantisme. L’Église
éternelle sera peut-être comme ND de Paris : brûlée mais rebâtie
et portant les stigmates d’un grand drame. Ou comme une église
un peu de guingois aux vitraux dépareillés. Ou comme cette
chapelle : la peinture et les vitraux donnent un aspect d’unité, mais
l’on voit bien que le bâtiment a eu une vie, une existence, et qu’à
une première nef on en a rajouté une deuxième pour agrandir
l’espace. Les blessures qui sont des lieux où la vie jaillit, ces
blessures demeurent comme cicatrices et nous accompagnent, et
ce n’est pas un mal.
Dieu nous aime tellement qu’il respecte infiniment notre histoire.
Il nous connaît avec nos réussites et nos échecs, avec le bien
accompli et le mal subi. Je ne serais pas qui je suis devant Dieu
sans les parts douloureuses de mon existence, les ratés de mes
relations, les échecs que j’ai subis. Ce que nous vivons et
traversons constitue petit à petit notre identité et Dieu nous
emporte dans la gloire avec cela, comme il l’a fait pour son Fils,
pourvu que ces blessures soient des lieux où la vie refleurit. C’est
pour moi un motif d’espérance, car cela veut dire que ces
événements, y compris graves, ont de l’importance aux yeux de
Dieu. C’est une espérance, mais aussi un appel : les blessures, les
accidents de la vie, les drames passés ou présents qui nous
affectent, et en particulier dans notre Église avec son péché que
nous sommes tentés de mettre sous le tapis et de ne pas regarder
en face lorsqu’on le met au jour, tout cela doit devenir un lieu où
la vie jaillit, un lieu de Résurrection, pour qu’il puisse y avoir une
Ascension.
L’Ascension est la fête de l’espérance, et cette espérance, pour ne
pas être vaine, doit nous pousser à travailler à la vigne du
Seigneur. Oui, le Royaume viendra, il nous sera révélé en
plénitude, nous en avons la certitude, car le corps que nous
sommes ne peut être séparé de sa tête. Mais en attendant, à nous
de travailler au Royaume, pour que les dons de Dieu qui nous
conduisent au ciel soient déjà utiles ici-bas, pour que la puissance
de sa Résurrection soit déjà effectivement signe de Vie dans notre
vie, que tous les lieux de mort en notre cœur, en notre âme, dans
nos communautés, en société, et en Église, annoncent, eux aussi,
la victoire du Christ sur le péché et sur la mort. Ne restons pas là à
regarder le ciel, accrochons-y fermement notre cœur tout en ayant
bien les pieds sur terre. Amen