homélie du 16e dimanche du TO, année C, frère Marie-Augustin LAURENT-HUYGUES-BEAUFOND

La table est dressée, les convives sont là, et prennent place. La maîtresse  de maison les fait asseoir et commence le service. Les esprits se détendent, les langues se délient. La conversation va bon train. Au plaisir du palais et des papilles se mêle celui de l’amitié. Ce qui se passe autour de la table est bien plus qu’une affaire d’alimentation répondant à un besoin physique ; c’est aussi l’esprit et l’âme qu’on nourrit. En mangeant la même nourriture, en mettant la main au même plat, on se rencontre et on construit une histoire commune en se créant des souvenirs. C’est vrai de nos repas familiaux, qui signent souvent les temps de retrouvailles ou marquent des évènements importants. Et c’est vrai même dans la vie monastique où le silence des frères ou des sœurs au réfectoire est aussi  l’occasion de nourriture pour l’âme et l’esprit grâce à la lecture qui est faite. Sans même mentionner tout ce qui se vit sans parole, mais par le regard et les gestes et qui construit aussi la communauté.

Sous les chênes de Mambré, Abraham et sa maisonnée avec lui, s’est mis en quatre pour accueillir ces trois étranges visiteurs, pour lesquels il se fait serviteur. Ces trois hommes, vers la fin du texte, n’en font plus qu’un, désigné sous le terme de « voyageur » : il n’est dès lors pas étonnant que toute la tradition chrétienne ait lu dans cet épisode une préfiguration de la Trinité, notre Dieu, à la fois Un et Trine, Dieu unique en trois Personnes. Abraham a accueilli son Seigneur sans le connaître.

Marthe, Marie et Lazare, au contraire, savaient bien mieux qui ils accueillaient chez eux, car ils faisaient partie des intimes de Jésus, et ils avaient compris quelque chose de son identité de Fils de Dieu et de sa mission de salut, sans quoi Marthe n’aurait pas demandé à Jésus de ramener à la vie son frère Lazare (cf. Jn. 11).

La table est dressée, les convives sont là et ont pris place. Marthe à fait asseoir Jésus et elle commence le service. Les esprits se détendent, les langues se délient : Jésus parle et Marie écoute, assise à ses pieds. Les langues se délient et Marthe dit ce qu’elle a sur le cœur : elle fait tout, sa sœur ne fait rien, et elle en appelle à Jésus comme juge de paix entre Marie et elle. « Elle me laisse seule, dis-lui de m’aider ! ». Le service de Marthe n’est pas vraiment tourné vers Jésus, mais vers elle-même : « Elle ME laisse seule ! ». La différence fondamentale entre Abraham et Marthe, ce n’est pas ce qu’ils ont fait, car ils ont fait exactement la même chose : se mettre au service. Mais c’est la disposition du cœur avec laquelle chacun a reçu son Seigneur. Et c’est cela que Jésus souligne. Abraham ne pense pas à lui, mais il est tout orienté vers Celui à accueillir, et il pense tellement peu à lui-même qu’il va proposer ses services avec grande humilité : il met les petits plats dans les grands, en tuant le veau et en ne comptant pas les mesures de fine fleur de farine…et cependant, il ne veut pas retenir son hôte, il ne veut pas abuser de sa présence, mais il lui dit : « Tu passeras et Tu iras plus loin ». Il est tellement délicat vis-à-vis de la personne qu’il sert qu’il ne veut pas la retenir. Mais Marthe, elle, fait en sorte que tous les regards soient tournés vers elle-même parce qu’elle n’a pas tourné son regard ni vers sa sœur ni vers son Seigneur. Là est la différence.

Jésus ne dit pas à Marie qu’elle a choisi la meilleure part parce qu’elle ne fait rien, ce qui serait proprement scandaleux. Jésus dit qu’elle a choisi la meilleure part parce que son regard est tourné vers le Seigneur. Jésus aurait pu dire d’Abraham aussi qu’il a choisi la meilleure part, parce qu’au cœur de son empressement, au cœur même de son activité culinaire et hôtelière débordante, son regard est centré uniquement vers son Seigneur en se tenant debout à côté de ses visiteurs, sous le chêne, pendant qu’ils mangent. Peu importe ce que nous faisons, peu importe notre agitation à servir, peu importe nos soucis, peu importe notre travail dans l’Eglise ou notre distance de l’Eglise. Peu importe que nous sachions prier ou non ; que nous soyons hyper actifs dans nos communautés ou non. Surtout, sur tout, n’allons pas opposer ceux qui contemplent et ne feraient rien à ceux qui agissent et ne contempleraient pas. C’est un débat stérile et qui sert d’alibi médiocre autant à ceux qui contemplent à ne rien faire qu’à ceux qui contemplent à ne pas prier. Plus que le faire ou l’être, c’est le regard qui compte. Le centre même, c’est la venue du Christ, c’est la venue de Dieu. Et c’est cela qui est la meilleure part. Ce n’est pas ce que je fais ou ce que l’autre fait qui est la meilleure part. Ceci ne se juge pas aux yeux des hommes. La meilleure part est la venue du Christ et elle ne nous sera pas épargnée. Et ceci Marie  a su l’accueillir, Abraham a su l’accueillir dans des dispositions identiques même si c’était dans une activité tout à fait distincte et différente.

La table est dressée, les convives sont là. Les échanges se poursuivent : des amis se retrouvent et échangent des nouvelles. Ils ont partagé des activités en commun, des vacances ensemble, des projets qui les ont réunis. Leur amitié s’est ainsi fortifiée, et le repas est le lieu naturel où cette amitié s’exprime et se renforce. Le repas, c’est le lieu de construction de la communauté et de l’alliance entre convives. Dans le récit de la dernière Cène, la trahison de Judas est d’autant plus insupportable que Jésus a pris soin de souligner que le traitre est celui qui vient de se servir dans le plat commun en même temps qui lui, pour bien souligner combien la trahison est grande. Judas rompt la communauté, l’amitié et l’alliance, au moment le plus symbolique. Car le repas est un signe de communauté en construction, un signe d’alliance et nous en voyons le fruit dans le récit d’Abraham : dans son service, il a entériné l’Alliance que Dieu allait lui proposer, et le fruit de cette alliance, c’est le fils qui va lui  naître, ce fils promis par l’étrange visiteur, ce fils témoin du passage de Dieu en sa demaure et sa présence dans son cœur.

Tout ce qui compte, c’est de garder nos yeux vers le Seigneur qui vient. Notre Dieu est le Tout-Autre, le tout mystérieux, radicalement autre car Créateur et Sauveur alors que nous sommes des créatures appelées au salut …et pourtant du fond du mystère de son  être, Dieu a décidé de se faire proche de nous. De se laisser voir, de se laisser toucher. Le mystère chrétien, c’est celui d’un Dieu qui s’approche et se révèle, jusqu’à partager notre table, pour que nous puissions sur lui fixer notre regard comme Abraham et comme Marie. En disant cela, je ne peux m’empêcher d’évoquer un souvenir de petite enfance, un des très rares souvenirs que je garde de mon papa, peu de temps avant sa mort brutale, il y a exactement trente ans aujourd’hui. Nous étions à Paray-le-Monial l’été pour une session  des familles, avec la communauté de l’Emmanuel. C’était le soir, le Saint Sacrement était exposé sur l’autel, et je revois le visage de papa, les yeux fixés sur Jésus Hostie. Je ne sais pas ce que j’ai pensé sur le moment. J’étais peut-être un peu agité, comme un enfant de 5 ans, mais rien ne semblait pouvoir distraire mon papa de cette tâche sur laquelle il était concentré : adorer le Seigneur,  être tout présent à sa Présence. Je n’ai plus que cette image de son regard aimanté par l’Amour, le corps et l’esprit tout tendus vers Celui qui nous nourrit et nous sauve, et il me plaît de penser que c’est désormais au Ciel son attitude : il peut désormais, dans la gloire, voir son Seigneur et le contempler sans s’arrêter. C’est bien ce qui nous attend tous : aujourd’hui, nous connaissons mal Dieu, et bien souvent, 100 fois par jour, nous détournons notre regard de Lui. Mais dans la gloire, dans l’éternité au-delà de la mort, nous le verrons enfin tel qu’Il est, et notre désir de Le connaître sera enfin comblé. Nous n’avons qu’une vie, et c’est la vie éternelle : notre vie ici-bas doit refléter et anticiper ce que nous vivrons là-haut car l’éternité a déjà commencer pour nous à qui Dieu s’est révélé. Il nous est donc profitable et nécessaire de fixer déjà notre regard sur le Seigneur qui a chaque instant est présent pour nous et nous enveloppe de son regard infiniment amoureux, amoureux de nous. La meilleure part, notre meilleure part, c’est de voir Dieu, de capter son regard, de désirer sa présence. C’est la part qui ne nous sera pas enlevée : notre désir et notre faim.

La table est dressée, les convives sont là. On nous fait asseoir sur les bancs de la nef et dans les stalles du chœur, devant la table dressée modestement, où veillent trois bougies en témoins fragiles de la présence de notre Dieu Trinité, qui chez Lui nous reçoit. Les langues se sont déliées, car nous avons chanté d’une même voix ; nous prions avec les mêmes mots et dans un instant, nous allons proclamer notre foi commune. Gens d’ici et d’ailleurs, nous prions les uns pour les autres en portant les intentions de notre monde, car nous appartenons à la même communauté : le peuple des enfants de Dieu. Nous avons écouté la Parole de notre Hôte, nourriture pour l’esprit, dans ces lectures proclamées à notre esprit. Mais la table est encore vide et nous ne sommes pas encore rassasiés : c’est que le Maître va lui-même venir. Nous sommes chez Lui et c’est Lui qui nous sert. Aujourd’hui, ici et maintenant, nous ne sommes que des Marie, en train de recevoir cette meilleure part qu’est la présence de Dieu. C’est Lui qui nous sert, c’est Lui qui est à notre service. Pourtant pas besoin de veau ni de fromage blanc avec du lait. Car Lui, le Christ Jésus, il s’est fait tellement le serviteur de son peuple, qu’il est allé jusqu’à se faire nourriture pour nous, dans le pain de l’Eucharistie, là où Il se donne en partage, en communion, pour qu’en recevant tous la même part nous soyons unis à Lui, et les uns aux autres. C’est l’Eglise qui est enfantée en nous et entre nous quand nous prenons place autour de cette table. C’est l’Eglise qui est signe d’unité et signe visible de l’alliance conclue entre Dieu et nous.

La table est dressée, nous sommes là, et le Seigneur va venir. Fixons sur Lui notre regard, fixons en Lui notre cœur, car Il est le Seigneur qui vient, Il est là.

 

Dimanche 21 juillet 2019

Gn. 18, 1-10a, Col.1, 24-28, Lc. 10, 38-42