JEUDI SAINT, frère Sylvain DETOC, OP

« Heureux les invités au repas du Seigneur »

Jésus nous l’avait promis. Rappelez-vous. C’était dans l’une de ses paraboles sur la fin des temps. Il avait dit que le Seigneur, à son retour, s’il trouvait ses serviteurs fidèles, il s’occuperait personnellement d’eux : « c’est lui qui, la ceinture autour des reins, les fera prendre place à table et passera pour les servir » (Lc 12, 37).

Cette promesse, Jésus l’avait préfigurée. Il l’avait préfigurée en s’asseyant à la table des pécheurs. Il l’avait préfigurée – comme Moïse, Élie, Élisée – en accomplissant de nombreux signes relatifs la nourriture : le vin débordant de Cana, les pains et les poissons multipliés au bord du lac, la pêche miraculeuse, l’eau vive promise à la Samaritaine… Il nous avait gonflés d’espérance en nous assurant que viendrait un jour où notre bonheur ressemblerait à une table bien garnie. Un jour où, à notre joie, ferait écho à celle d’une salle de noces remplie de convives. Bref, il nous avait promis qu’un jour, la vie divine déborderait en nous et que nous serions rassasiés.

Mais nous, nous pensions naïvement que ce serait pour plus tard. Pour « après ». Pour « après cette vie terrestre ». Pour « après la mort ». Pour « la fin ».

Et voilà que toutes ces promesses, ce soir, Jésus les réalise. Ces promesses liées au monde à venir, il les anticipe : « C’est lui qui, la ceinture autour des reins, les fera prendre place à table et passera pour les servir. »

Ce soir, en effet, au cours du dernier repas pris avec ses disciples, Jésus fait comme Moïse l’avait prescrit aux Hébreux (1ère lecture) : il garde « la ceinture aux reins ». Il met la tenue de service et lave les pieds de ses disciples. Il leur explique concrètement, en paroles et en actes, qu’il est au milieu d’eux non pour être servi, mais pour servir.

Pour les servir. Et à travers eux – eux qui deviendront serviteurs à leur tour, puis à travers leurs successeurs, les évêques, et à travers les collaborateurs des évêques, les prêtres, et plus largement encore à travers tous les baptisés –, servir tous les hommes, appelés qu’ils sont à participer au banquet du monde à venir.

Et que leur sert-il ? Que va-t-il déposer sur la table ? Rien d’autre que lui-même. Rien d’autre que sa vie donnée, son Corps livré, son Sang versé, sous les signes du pain rompu et du vin partagé. Cette même vie qui va être remise demain sur la croix, ce même Corps qui va être suspendu au bois, ce même Sang qui va ruisseler sur le Golgotha, Jésus les offre ce soir et les remet entre les mains de ses disciples. Ce que demain il subira, aujourd’hui il l’anticipe : « Ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne » (Jn 10, 18). Qui vous la donne.

Mais la merveille que nous célébrons maintenant, c’est que cette anticipation, Jésus nous a donné le pouvoir de l’actualiser, chaque année, chaque dimanche, chaque jour même !

Cette anticipation du mystère pascal, en effet, elle ne concernait pas que les « happy few » du dernier repas. Non. « Vous ferez cela en mémoire de moi » : cette anticipation, elle était également pour nous, vingt siècles plus tard ! Nous aussi, nous bénéficions des mêmes grâces, nous recevons le même pain, nous buvons à la même coupe que Pierre, Jean… Paul (2e lecture), et tous ceux qui leur ont succédé depuis lors jusqu’à aujourd’hui.

Dans quelques instants, en contemplant le Corps du Christ élevé au-dessus de l’autel, nous redirons, comme à chaque messe, « heureux les invités au repas du Seigneur ». Oui, heureux sommes-nous de recevoir la même nourriture que les Apôtres, les martyrs, et tous les saints qui nous ont précédés. Heureux sommes-nous de participer déjà, avec eux, au banquet du monde à venir.

Cette année, cependant, ces paroles résonnent d’une manière particulière, puisque l’immense majorité des croyants n’aura pas le bonheur de s’approcher de la table du Seigneur. Que ce soit pour nous, qui allons communier, et pour tous ceux qui en sont privés par les événements, l’occasion de mieux peser le don que nous recevons dans la foi. Oui, « heureux » sommes-nous d’être « invités », chaque jour, « au repas du Seigneur ». Car c’est lui, personnellement, qui, « la ceinture aux reins », nous fait « prendre place à sa table » et « passe pour nous servir ».