2e dimanche de Pâques, dimanche de la Miséricorde, frère Sylvain DETOC, op

« Divine Miséricorde » ???

Non, la fête de la « Divine Miséricorde » n’est pas (qu’)une invention polonaise ! Ce n’est pas le saint Pape Jean-Paul II qui a inventé cette célébration, dans la mouvance des révélations faites par Jésus à sainte Faustine. Cette fête, au terme de l’octave pascale, explicite ce qui vibre dans la liturgie de ce Deuxième dimanche de Pâques. Elle couronne, en réalité, tout le mystère que nous avons célébré depuis le début de la Semaine Sainte.

Pourquoi, en effet, toutes ces célébrations ? Pourquoi le Fils Unique, lui qui est la « Splendeur éternelle du Père saint et bienheureux », a-t-il épousé notre condition humaine, avec son lot de misères ? Pourquoi s’est-il incarné ? Pourquoi a-t-il souffert la Passion ? Pourquoi est-il mort sur la Croix ? Pourquoi a-t-il relevé son corps défiguré pour l’établir dans la gloire qu’il reçoit du Père avant tous les siècles ? Bref, comme le disait Molière, « que diable allait-il faire dans cette galère ? »

La réponse, la liturgie nous la donne, en particulier aujourd’hui. C’est « pour nous, les hommes, et pour notre salut » (Credo), que Dieu a fait tout cela. C’est parce que Dieu nous enveloppe d’une « miséricorde infinie » (« collecte » de la messe). Ou encore, comme l’explique le début de la Première lettre de saint Pierre (2e lecture), c’est parce que, « dans sa grande miséricorde, il nous a fait renaître ». Bref, le motif de l’action divine en notre faveur, ce n’est pas autre chose que sa « miséricorde ».

Le mot grec qu’utilise l’auteur et qui est traduit par « miséricorde », c’est « éléos » : la « pitié », comme dans l’invocation du début de la messe, « Kyrie éléïson » (« Seigneur, prends pitié » ; en latin, « miserere nobis »). La « miséricorde », c’est la coloration que prend l’amour de Dieu quand il rencontre notre « misère ». La « miséricorde », pour jouer sur les mots, c’est la contraction de notre « misère » avec le « cœur » (cor, cordis) de Dieu, ce cœur ouvert que Jésus ressuscité montre à l’apôtre Thomas dans l’évangile d’aujourd’hui.

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L’une de nos misères principales, celle pour laquelle on dit ces invocations, « Kyrie éléïson », c’est celle de notre péché. Par « miséricorde », on entend donc spontanément le pardon des péchés. Et c’est vrai. C’est même le premier effet de la mort et de la résurrection de Jésus. Par lui, « Dieu a réconcilié le monde avec lui et il a envoyé l’Esprit Saint pour la rémission des péchés ». C’est ce que dit le prêtre quand il donne l’absolution. Et c’est dans l’évangile d’aujourd’hui, effectivement, que se trouve le fondement de cette pratique : Jésus a donné aux apôtres et à leurs successeurs, les évêques, ainsi qu’aux collaborateurs des évêques, les prêtres, la faculté d’offrir efficacement le pardon des péchés. Mais il ne faut pas oublier que le grand sacrement du pardon, le premier, c’est… le baptême ! « Je reconnais un seul baptême, pour la rémission des péchés », comme on le dit dans le Symbole de Nicée-Constantinople. Et même si nous avons reçu le baptême à un âge où nous n’avions pas de péchés personnels à nous faire pardonner, il faut garder à l’esprit que par le baptême, nous vivons à chaque instant « immergés », « plongés », dans la « miséricorde infinie » de Dieu. Comme des poissons dans l’eau ! La miséricorde de Dieu, c’est notre milieu ambiant, notre bain ordinaire. Et chaque fois que nous recevons le sacrement du pardon, nous actualisons cette dimension de notre baptême.

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Mais nous devons aussi nous rappeler que le péché n’est pas la seule misère dont nous sommes affligés. Des misères, il y en a bien d’autres, et qui ne relèvent pas directement du péché. Pensons à ces misères innombrables du corps et du cœur. Chaque fois que Jésus accomplit une guérison, une résurrection, un exorcisme, il nous montre que Dieu se penche sur notre misère et agit pour nous en libérer. C’est ce que l’Eglise célèbre par exemple dans le sacrement des malades, auquel est attaché également le pardon des péchés.

Mais il y a une misère plus fondamentale, plus radicale, encore. Tellement radicale, du reste, qu’on ne s’en rend même plus compte – même si toutes nos misères la signalent comme autant de piqûres de rappel. La misère principale de l’homme, comme le dit saint Thomas (d’Aquin, cette fois !), c’est de n’être pas tout-puissant. C’est de n’être pas Dieu. Bref, d’être – seulement – une créature, un être limité, un être qui n’existe pas par lui-même. Un être qui n’existe que parce que Dieu le veut, que parce que Dieu le tire du néant. Si Dieu cessait un seul instant de poser cet acte créateur en notre faveur, nous n’existerions plus. Nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes. Nous n’avons pas le pouvoir de nous maintenir dans l’existence par nous-mêmes. Dans ce sens, la miséricorde divine est le premier attribut de Dieu : si Dieu n’avait pas pitié de notre néant, nous n’existerions pas. C’est comme si Dieu s’était ému du fait que nous aurions pu ne pas exister, et il a agi pour écarter cette misère.

Ce raisonnement, notre cher Thomas d’Aquin l’a exprimé dans son langage de philosophe et de théologien. Mais c’est exactement ce que le message de sainte Faustine a rappelé, en des termes plus simples : « la miséricorde est le plus grand attribut de Dieu ». Cela, la Bible nous le dit autrement encore, comme dans le psaume 117 que nous avons chanté tout à l’heure : « car éternel est son amour ». Un « amour éternel », une « miséricorde infinie », ou, comme le dit souvent le pape François, un amour « inconditionnel » : tout cela, c’est la même chose. L’amour de Dieu ne dépend pas de nous pour exister : ce n’est pas nous qui causons l’amour de Dieu pour nous. C’est l’inverse. C’est l’amour de Dieu qui nous cause ! C’est cet amour « éternel » qui nous a fait venir à l’existence. C’est cet amour « éternel » et qui nous sauve du péché et de la mort. Cet amour nous précède, il nous enveloppe, et au terme de notre vie terrestre, nous serons invités à y plonger sans réserve.

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Mais, et c’est là la dernière des « misères » qu’il faut évoquer, nous peinons à croire cela. Nous peinons à croire que Dieu nous aime inconditionnellement. Comme Thomas, nous voudrions accumuler les signes, nous voudrions des preuves. Et parce que nous n’arrivons pas facilement à le croire, nous n’arrivons pas à le vivre. La communauté chrétienne de Jérusalem, cette communauté idéale que décrit saint Luc dans les Actes des Apôtres (1ère lecture), où tout le monde vit dans une grande charité fraternelle, nous avons l’impression qu’elle est bien loin de la réalité de nos communautés chrétiennes !

Et c’est normal. Personne, ici-bas, n’a fait l’expérience d’un amour parfait. Tous, nous sommes des « cabossés » de l’amour. Parce que les personnes qui nous ont aimés – nos parents, nos frères et sœurs, nos amis, etc. –, nous ont aimés avec leurs limites. Avec, aussi, leurs « misères ». Comme nous ! Nous n’avons donc pas de point d’appui suffisant pour connaître parfaitement cet amour dont Dieu nous enveloppe.

Il y a là un enjeu de foi. Jésus ne nous demande pas forcément d’en faire l’expérience. Jésus nous demande de lui faire confiance. Jésus nous demande d’y croire. La bonne nouvelle que fait éclater l’évangile d’aujourd’hui, c’est que c’est notre réalité, telle qu’elle est, que Jésus sauve. C’est dans ce cénacle-là qu’il entre. Pas dans une communauté idéale, qui par définition n’existe pas. N’attendons donc pas d’avoir la preuve expérimentale de la « miséricorde infinie » de Dieu. Célébrons-la et vivons-en dès à présent par la foi !