homélie du 3e dimanche de Pâques, frère Sylvain DETOC, OP

Christ, tu m’ouvres les yeux !

Les saintes Écritures, disait Origène – ce génial bibliste égyptien du IIIe siècle –, sont comme un « vaste océan de mystères ».

Et que se passe-t-il quand on se baigne dans l’océan et qu’on essaie de regarder sous l’eau ? Les Dacquois le savent bien : on voit flou, et ça pique les yeux ! Sans lunettes de natation ou masque de plongée, voir sous l’eau, c’est peine perdue.

Telle est, en quelque sorte, la situation des disciples d’Emmaüs avant que Jésus ne leur ouvre les yeux, à la fois sur les événements qu’ils ont vécus et sur le sens des Écritures qui éclairaient d’avance ces événements. Ce jour-là, en fait, Jésus leur a donné les lunettes dont ils avaient besoin pour faire de la plongée sous-marine dans l’océan des Écritures : les lunettes de la foi.

 

L’homme, enseignent les Pères de l’Église, est venu à l’existence équipé de lunettes qui lui permettaient de voir Dieu à l’œuvre dans la Création.

Ce n’étaient pas encore les lunettes – très supérieures – des saints. Ces derniers, au Ciel, voient Dieu face à face, directement. C’est la paire la plus haut de gamme, si on veut ! Celle de Dieu lui-même, dont il fait cadeau aux bienheureux : les lunettes de la gloire.

Mais les lunettes d’Adam, ce n’était pas mal non plus : tant que l’homme vivait dans l’amitié de Dieu, pour lui la nature était intelligible, lisible comme un livre ouvert, un livre qui lui parlait de l’amour de Dieu et de son projet de vie pour toutes ses créatures.

Et puis l’homme, en sortant de l’amitié de Dieu, a cassé ses lunettes. Le monde lui est devenu opaque. Il n’était pas totalement illisible. Quelques philosophes et quelques sages un peu plus dégourdis arrivaient à en déchiffrer quelques lignes. Mais le beau jardin d’antan ressemblait à un cimetière jonché d’ossements, dans lequel les traces de Dieu étaient tout à coup difficiles à interpréter.

Devant la cécité de l’homme, Dieu n’est pas resté indifférent. Il a écrit un autre livre. Un livre rempli d’histoires qui disent, elles aussi, l’amour qu’il a pour ses créatures, et plus particulièrement son projet pour rétablir l’homme dans son amitié.

Ce nouveau livre allait devenir un bestseller – la Bible est le livre le plus vendu dans le monde entier ! Ce gros volume, écrit sur plusieurs siècles, Dieu ne l’a pas composé avec les éléments du cosmos, contrairement au précédent. Il l’a écrit avec les événements de l’histoire humaine. Et, bien souvent, il a mêlé à son encre les larmes et le sang des hommes.

Cette histoire devenait de plus en plus lisible, en tout cas pour ceux qui concouraient à son élaboration, comme Moïse, les prophètes, ou encore le psalmiste. L’Esprit de Dieu les équipait de lunettes proportionnées à leur mission – des lunettes « charismatiques » – qui leur permettaient de discerner progressivement ce que Pierre appelle, dans son discours à la foule le jour de la Pentecôte (1ère lecture), le « dessein » de Dieu.

Ce projet inouï – et le même Pierre nous apprend dans la 2e lecture que ce « dessein », Dieu l’a de toute éternité –, c’est de nous introduire dans sa vie éternelle et bienheureuse. Comment ? En entraînant notre vie terrestre dans la Pâque de son Fils, sa Parole vivante venue dans notre chair.

Mais pour les autres, y compris pour les lecteurs les plus assidus, ce « dessein » généreux restait obscur. Ils avaient beau scruter les textes, ils ne voyaient pas que Dieu y annonçait qu’il enverrait dans le monde sa Parole elle-même pour nous entraîner dans sa Vie.

De fait, nul n’était aussi bien placé que la Parole pour nous expliquer ces deux livres qu’elle avait elle-même écrits et dans lesquels, partout, elle vibrait. Nul ne pouvait nous donner, comme elle, les lunettes qu’il fallait pour nous permettre de lire avec aisance le dessein de Dieu.

 

Jésus, dit joliment le grec de saint Luc, est l’« herméneute », l’interprète, du dessein de Dieu exposé dans « toutes les Écritures ». C’est ce que nous dit aussi saint Jean au début de son évangile : Jésus est celui qui nous a fait « l’exégèse » du Père (Jn 1, 18).

Parce qu’il est la Parole de Dieu faite chair, Jésus peut nous raconter, nous expliquer, nous interpréter le dessein de Dieu en langage d’homme. Nous le résumer en clair. On ne pourrait trouver meilleur interprète.

Mais ce qui est frappant, c’est que le moment où Jésus ajuste définitivement les lunettes de la foi aux disciples d’Emmaüs, c’est quand il rompt de pain. À ce moment-là, alors qu’enfin ils y voient clair, Jésus se soustrait à leur regard. Le pain rompu, laissé sur la table, à présent suffit. Pourquoi ? parce qu’il concentre toute la Pâque de Jésus, cet événement qui rayonne à travers « toutes les Écritures ».

En rompant le pain, Jésus ouvre dans l’épaisseur de notre monde et de notre histoire sainte un passage invisible vers le Père. Ce passage à travers l’espace et le temps, c’est celui que nous prendrons au terme de notre vie terrestre, en plongeant définitivement dans l’océan de la vie éternelle.

Nous n’aurons plus besoin des lunettes de la foi, comme c’est encore le cas aujourd’hui quand nous célébrons l’Eucharistie. Ce jour-là, le Christ ressuscité nous donnera ses lunettes à lui, celles de son corps de gloire ; et de nos yeux, alors, nous verrons Dieu.