homélie pour le 21e dimanche du temps ordinaire, frère Dominik JARCZEWSKI, OP

Et vous, ne voulez-vous pas partir ?

Ce n’est pas n’importe quelle question. Ce n’est pas une question blasphématoire non plus. Je pense que tôt ou tard il arrive à chacun de se la poser. Pourquoi resté-je ? Pourquoi je ne pars pas ? En effet, il n’y a rien d’évident dans la foi. Il n’y a rien de garanti. L’église, la communauté des prêcheurs n’est pas non plus une donnée incontestable. Quand cette question m’arrive-t-elle ?

Elle arrive à l’heure de l’épreuve : de souffrance, de maladie, du mal. Rien d’extraordinaire à se demander : Dieu, où es-tu ? Je n’y comprends rien. Je t’implore, mais tu sembles ne pas m’exaucer. J’ai prié vers toi, mais cela ne fait pas de différence. D’un désastre à un autre. Ce monde, n’est-il pas le pire des possibles ? Alors, à quoi sert ma persistance, à quoi sert ma fidélité ?

Mais, si tu n’es pas Dieu, si je ne me remets dans ta main accueillante et bienveillante que me reste-t-il ? Quoi d’autre que l’absurde et le néant ? « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle ».

Peut-être ne s’agit-il pas d’une situation si dramatique. L’Évangile, n’est-il pas assez difficile sans problèmes supplémentaires ? Les exigences qu’il impose ne sont-elles pas trop lourdes ? On pourrait vivre facilement : sans se poser de questions, sans cet impératif — aussi beau que difficile en pratique — d’aimer tous. Malgré l’origine, malgré leurs vices, malgré notre histoire partagée, la position politique, économique, sociale, même religieuse. Aimer tous malgré tout. Une belle idée, utopie peut-être, mais en pratique une responsabilité énorme. Pourquoi ne pas choisir une voie plus légère ? Doit-on toujours suivre les sentiers escarpés ? Du coup, il y a pas mal de commandements, des préceptes particuliers que je ne comprends pas, qui sont peut-être contre-intuitifs : c’est-à-dire contre mes projets, mes idées, mes sentiments, qui me coûtent trop. Alors, dois-je aller avec toi jusqu’au bout, cela veut dire jusqu’à la Croix ?

Mais où te trouverai-je, sinon aux pieds de ta Croix ? L’amour prêt à payer le prix absolu pour ma vie. Si tu es le vrai amour, où trouverai-je l’amour autre part ? Dans la dernière scène de l’opéra contemporain Amour de loin par Kaija Saariaho, Clémence, la princesse de Tripoli après la mort de son bien-aimé se dirige à Dieu inconnu en prière :

 

Si tu t’appelles Amour, je n’adore que toi, Seigneur,

Si tu t’appelles Bonté, je n’adore que toi, Seigneur,

Si tu t’appelles Pardon, je n’adore que toi, Seigneur,

Si tu t’appelles Passion, je n’adore que toi, Seigneur,

Ma prière s’élève vers toi, qui es si loin de moi maintenant, vers toi qui es si loin

Pardonne-moi d’avoir douté de ton amour

Pardonne-moi d’avoir douté de toi (…)

Seigneur, Seigneur, c’est toi l’amour
C’est toi, l’amour de loin.

 

« Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle ».

 

Et finalement, peut-être le motif est beaucoup plus terrestre. N’est-ce pas l’appartenance à la communauté des fidèles, ou plutôt des pécheurs, qui provoque ce genre de questions ? S’il n’était pas assez difficile d’être à contre-courant, comment persister si cette communauté est loin d’être exemplaire ? N’ai-je pas assez d’explications, de justifications pour lesquelles j’y suis ? Pourquoi autorisérai-je par mon appartenance les comportements, les attitudes, les paroles insoutenables et injustifiables ? Comment l’expliquer à ma famille, à mes collègues, mes voisins ? Ne serait-il pas plus juste de vivre avec Dieu, mais à part les hommes ?

Voulez-vous partir vous aussi ? De la communauté pécheresse, bien entendu, mais les pécheurs que le Seigneur a appelés lui-même. Le peuple saint, oui, mais non pas grâce à sa perfection morale et spirituelle, mais de la sainteté que le Christ lui prête. Une sainteté dans le sens de la conversion entreprise. Le peuple auquel le Seigneur a promis qu’il y sera toujours jusqu’à la fin du monde. Si tu es là, Seigneur, où pourrai-je aller ?

Je pense qu’il y a beaucoup plus de situations, de contextes où ce genre de questions nous arrive. Il ne s’agit pas de les nommer tous. Ce qui le lie est le sens de notre fragilité, de l’impuissance à la face des questions qui nous surpassent. C’est naturel dans ce contexte-là de se concentrer sur ses faiblesses, sur ses lacunes. Mais avec cette approche, on risque de ne jamais trouver une bonne réponse, à l’exception d’une mauvaise foi : je reste parce que je n’ai rien d’autre à faire. Pour trouver une réponse exacte, il faut se diriger vers celui qui est notre force. Oui, Seigneur, je reste avec toi, malgré tout, malgré mes lacunes, malgré mon impuissance. Parce que ce n’est pas cette impuissance qui compte. Ce qui compte c’est que tu es ma force. Et si tu es ma force, j’y reste.

21ème   Dimanche ordinaire

Frère Dominik JARCZEWSKI

Jos.24, 1-2a. 15-17.18b ; Eph. 5, 21-32 ; Jn. 6, 60-69